D’ici la fin de l’année 2026, 50% des exploitations agricoles auront changé de main. Aujourd’hui, la moyenne d’âge des agriculteurs est de 51 ans. Ce changement de génération accélère une mutation profonde du secteur. Avec l'émergence de l'intelligence artificielle, notamment agentique, couplé à un besoin grandissant : de plus en plus de solutions transforment le quotidien des agriculteurs.
«La moitié des agriculteurs partent à la retraite dans les trois ans», commente Audrey Bourolleau, cofondatrice, avec Xavier Niel, d’Hectar. «Les fermes s’agrandissent, on arrive à des tailles d’exploitations assez conséquentes, notamment sur les céréales. Là, il existe un besoin de data pour gérer de plus grandes surfaces dans des fenêtres météo de plus en plus courtes.»
Les individus qui veulent reprendre une ferme sans origines agricoles, même sur de plus petits terrains seront confrontés au même besoin. «Pour pouvoir se payer, payer leurs terres, ils doivent créer beaucoup de valeur ajoutée et il y a un petit mur de financement. Il faut se diversifier très vite en faisant de l’agro-tourisme, en utilisant des énergies vertes par exemple. Dans tous les cas, il y aura beaucoup de process à intégrer», conclut Audrey Bourolleau. En 2021, avec le fondateur de Free, elle lance Hectar, cette association qui s’appuie sur trois axes : le coaching à la gestion d’entreprise agricole à travers un process de formation, l’innovation grâce à des start-ups de l’agritech et la sensibilisation par le biais d’une ferme pilote. Hectar dévoile un chatbot, développé grâce à l’intelligence artificielle pour aider les agriculteurs dans leur quotidien administratif ou réglementaire.
Les assistants IA, les agriculteurs de demain ?
«C’est un peu une bibliothèque de chatbots. Il y en aura un sur le juridique. Par thématique, on ira choisir à chaque fois le meilleur LLM», explique Audrey Bourolleau. Mais pour utiliser ce nouvel outil, il est nécessaire de structurer ses données pour avoir les meilleurs résultats. «Quand on n’a pas réfléchi à l’efficacité en agriculture, on peut vraiment s’améliorer notamment sur le temps de travail». Ce n’est pas tout : «Il y a ce que j’appelle l’effet cocotte-minute», introduit la cofondatrice qui a tissé un réseau de 1000 agriculteurs. «C’est le côté ‘j’ai tout dans la tête, si je ne suis pas là, rien ne marche.’ L’IA va permettre d’alléger cette charge à faible valeur ajoutée et du libérer du temps.» Cette charge mentale pèse sur les agriculteurs notamment sur les sujets d'entretien ou de maintenance.
L’autre besoin noté par Audrey Bourolleau est celui d’une meilleure aide à la décision et surtout d'outils qui peuvent analyser ensemble plusieurs éléments ensemble : états des sols, météo, changement climatique etc. Jusqu'à maintenant, la majorité des solutions se penchent sur un unique paramètre et fonctionnent en silo. Ce besoin, TerraGrow cherche également à y répondre. Lancée en août 2024 par trois ingénieurs, la startup a déjà une centaine de clients et s’attend à en compter près de 2000 à la fin de l’année.
TerraGrow développe des agents IA au service des exploitations agricoles. «En faisant notre étude de marché, on a rencontré des centaines d'agriculteurs. Il n'y avait pas d'outils qui leur permettaient de piloter la création de valeur. Nous avons donc commencé à prototyper un outil», développe Charles Terrey, cofondateur et fils d’exploitants agricoles. «Le constat que l’on fait, c’est que les agriculteurs sont très bons techniquement. Mais économiquement, quand on évoque la gestion de l’excédentaire brut d’exploitation ou de la capacité d’autofinancement, il y a des lacunes.» La France a donc d’excellents agriculteurs mais de mauvais chefs d’entreprises agricoles.
Autre moteur du besoin croissant des cultivateurs de s’appuyer sur la technologie : la réglementation "phyto 2026". «Les agriculteurs vont avoir l'obligation de déclarer dans un carnet numérique toutes les interventions en champ. Aujourd'hui, tous les logiciels sur le marché proposent seulement d'être conformes à la réglementation. Cela n’incite pas les agriculteurs à utiliser un outil digital. Nous sommes le seul outil qui leur permet de gérer l'exploitation avec du prévisionnel et d'avoir plusieurs fonctionnalités en amont des événements pour anticiper.»
Une profession déjà connectée
Si les agriculteurs sont souvent encore réticents à partager leurs données, ils pratiquent déjà leur métier de manière extrêmement connectée. C’est ce qu’on appelle «l’agriculture de précision», une discipline née dans les années 90. Denis Boisgontier, fondateur et PDG de Cap2020 la pratique depuis toujours. En 2007, il fonde sa société innovante pour permettre aux agriculteurs de mieux anticiper la météo. Au départ, Cap 2020 «extrait des données météo pour les transformer en données agro-météo sous forme de grille. C’était une première étape de ce qu’on peut appeler l’intelligence artificielle», raconte le PDG ingénieur agronome. Avec sa deuxième solution de comptage d’insectes dans les champs grâce à des capteurs hardware et à un logiciel, Cap2020 permet aux agriculteurs un important gain de temps : «On apporte directement l’information sur le bureau de celui qui travaille, en temps réel. S’il fait un comptage au bout d'une semaine, il ne sait pas si les insectes sont arrivés d’un coup ou progressivement. La décision à prendre est complètement différente en fonction de ces observations.»
Seabex, startup franco-tunisienne fondée en mars 2020, accompagne les cultivateurs dans leurs choix d’irrigation. «On a rencontré des agriculteurs, déjà connectés à la technologie, qui avaient besoin de réponses à deux questions : est-ce que je dois irriguer et si oui combien», livre Taher Mestiri, CEO. «Nous avons travaillé sur cette plateforme sans capteur qui va estimer l'évolution de l'état de la réserve d'eau dans le sol à fur et à mesure. Et en utilisant les prévisions climatiques, on arrive à faire une projection sur les prochains jours et à recommander les bonnes doses.» Pour réussir à développer et à entraîner ses algorithmes, Seabex a besoin d’énormément de données qui diffèrent souvent d’une parcelle à l’autre, en fonction du type de sol, des conditions climatiques, des pratiques agricoles etc. «Actuellement, il n’y a pas beaucoup de data sets disponibles. Quand on se compare à des marchés comme les États-Unis, sont moins regardants l’utilisation des données privées etc, une entreprise basée dans la communauté européenne n’a pas les mêmes armes.» Cette donnée, cette connaissance technique des agriculteurs n’existent souvent pas de manière textuelle. Pour permettre une émergence totale des assistants IA, il faut commencer par bien la structurer. Un travail qui se développe selon la cofondatrice d’Hectar.
Un momentum sans précédent
«Je sens qu'on fait mouche quand on évoque de capitaliser sur le savoir des cédants. Nous disons aux jeunes qui reprennent des fermes d’aller enregistrer leurs parents pour essayer de retranscrire tout ce qu’ils ont vu sur une parcelle depuis 20 ou 25 ans. Ce patrimoine immatériel sur lequel on n'a pas capitalisé est très précieux», insiste Audrey Bourolleau. Grâce à l’IA générative, ce savoir pourra être réutilisé. Encore une fois, à un moment où la moitié des exploitations vont changer de main et où la population d’agriculteurs va rajeunir, il est indispensable de collecter ces historiques et ce savoir-faire. «Le sujet est que les agriculteurs travaillent non-stop mais ne suivent pas la rentabilité de leur exploitation ni le temps qu’ils y passent», analyse Stéphane Bourbier, founding partner du fonds à impact d’Asterion Ventures, investisseur dans Aptimiz, qui permet d’optimiser l’organisation, d’automatiser la traçabilité des interventions et d’améliorer le pilotage des exploitations.
L’autre sujet est bien évidemment le changement climatique. “L’agriculture est un facteur majeur d’émissions ou de pollution et, en même temps, une vraie réponse à cette révolution", conclut Stéphane Bourbier. Chez Seabex, par exemple, le but premier n'était pas l'économie d'eau mais l'équipe constate qu'avec cette précision d'analyse, les agriculteurs peuvent économiser jusqu'à 40% d'eau.