Ce n’est hélas pas nouveau, la parité est encore loin d’être un combat gagné dans la tech. Seulement 10 % des startups sont créées par des femmes en France et un emploi sur trois est occupé par une femme dans les jeunes pousses françaises. Sans surprise, le constat n’est guère meilleur dans le secteur de l’intelligence artificielle. Ce dernier nécessite de nombreux chercheurs et ingénieurs pour progresser et il s’agit très souvent de profils masculins.
Pour se rendre compte de l’étendue du chemin qu’il reste à parcourir, l’accélérateur dédié à l’entrepreneuriat féminin Join Forces and Dare (JFD) dévoile son tout premier premier baromètre européen dédié à l’intelligence artificielle à l’occasion de sa 13e étude annuelle. Celui-ci a été réalisé dans huit secteurs économiques (automobile et transports, banque, finance et assurance, divertissement, médias et télécommunications, éducation…) à travers huit pays en Europe (France, Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas, Italie, Espagne, Suède et Irlande).
Dans ce cadre, EY Fabernovel et OpinionWay ont interrogé plus de 400 cadres supérieurs européens participant aux décisions sur l’IA de leur entreprise de plus de 250 salariés. L’analyse des données publiques et l’expertise d’un comité éditorial d’acteurs économiques internationaux ont permis d’affiner les résultats.
24 % des responsables IA siégeant au comité exécutif sont des femmes
Il ressort de cette étude que les femmes représentent 25 % des effectifs travaillant dans l’IA en France. L’Hexagone fait mieux que la moyenne mondiale qui s’établit à 22 % mais moins bien que la moyenne européenne qui s’élève à 26,3 %. Ces chiffres ne sont malheureusement pas si étonnants puisque les femmes ne représentent que 33 % des utilisateurs de ChatGPT.
Sur les postes de direction, la constat est relativement similaire puisque 24 % des responsables IA siégeant au comité exécutif de ces entreprises sont des femmes. Un pourcentage qui monte à 29 % à l’échelle européenne et même à 38 % au Royaume-Uni et en Irlande. Mais un secteur tire son épingle du jeu puisque le domaine de la finance et l’assurance compte 51 % de femmes pour occuper ces postes dans leur comité exécutif. « Sur la place des femmes dans les Comex, on ne part pas de zéro. Ce fameux tiers, il faut qu’on arrive à le passer. C’est un défi structurel et technique », estime Delphine Remy-Boutang, fondatrice et directrice générale de JFD (ex-Journée de la Femme Digitale), structure lancée en 2012 pour soutenir l’entrepreneuriat féminin. « Toutefois, la dynamique est positive pour l’Europe en matière de place des femmes dans l’IA. Malgré les défis, un océan bleu d’opportunités existe pour les femmes », assure-t-elle.
Les femmes de moins en moins représentées dans les filières scientifiques
Pour relever ce défi, il faut s’attaquer au problème à la racine. Autrement dit, cela passe par l’éducation et la formation dès le plus jeune âge. Or pour l’heure, le constat est alarmant : il y a moins de 45 % des élèves de filières scientifiques en France qui sont des filles, ce qui constitue son niveau le plus bas depuis 2002. Pire encore, la réforme du baccalauréat en 2021 a creusé l'écart entre les filles et les garçons, avec un recul du nombre de filles dans les filières scientifiques de plus d'un quart (28 %).
Cette place trop faible accordée aux femmes dans les filières scientifiques est le résultat d’une construction sociale qui les éloigne de ce cursus. Ainsi, le baromètre de JFD souligne que 82 % des femmes ont déclaré avoir été confrontées à des stéréotypes de genre pendant leur éducation. En effet, 64 % indiquent qu’elles ont été orientées vers des études en sciences humaines, 44 % ont été jugées moins compétentes que les garçons en mathématiques et 21 % ont été explicitement découragées de suivre cette voie par les enseignants et les parents. Cela se ressent par exemple chez Epitech, où les femmes ne représentent que 10 % des étudiants dans l’Hexagone.
Les Gafam ne montrent plus l’exemple
Dans ce contexte, des figures inspirantes comme Éléonore Crespo, seule femme dirigeante du Next 40, ou Emmanuelle Martiano, cofondatrice d’Aqemia, jouent un rôle clé pour montrer que le chemin de la réussite au sein des filières scientifiques est possible. « Plus on aura de role models qui réussissent, aussi bien dans les startups que dans les grands entreprises, plus les mentalités évolueront. Celles qui réussiront seront celles qui auront réussi à faire le lien entre tech et business », observe Delphine Remy-Boutang. Avant d’ajouter : « Intégrer davantage les femmes dans l’IA, c’est un levier économique de différenciation. »
Sur cette question, c’est à l’Europe de s’emparer du sujet, dans la mesure où les Gafam ne montrent plus l’exemple. En effet, Google, Apple et Meta n’emploient qu’environ 35 % de femmes, et ce pourcentage chute même à 25 % sur les métiers tech. Si on se concentre sur le personnel de recherche en IA, on arrive même à seulement 10 % de femmes des effectifs chez Google et 15 % chez Meta. Au sein de la maison-mère de Facebook, le temps de l’entreprise inclusive et bienveillante avec Sheryl Sandberg qui dirigeait le groupe aux côtés de Mark Zuckerberg semble bien loin. Pour rappel, le patron de Meta a récemment loué « l’énergie masculine » qui habite son entreprise et veut mettre fin à sa politique de diversité. Un virage qui s’aligne avec les valeurs d’un certain Donald Trump…
Avec cette omniprésence des hommes, les modèles d’IA se retrouvent logiquement biaisés. Mais bonne nouvelle, plus de la moitié (51 %) des entreprises interrogées ont mis en place des protocoles pour tester et corriger les biais de leurs modèles. Et si seulement 33 % des entreprises européennes disposent d’un comité d’éthique dédié à l’IA, la France est la plus avancée sur le sujet (56 %). « C’est important que l’Europe se démarque avec cette position d’humain au cœur de son développement. On a tout à gagner en mettant en avant cette définition de l’innovation au service de l’humain. C’est en misant sur ce modèle équitable et responsable que l’on peut se positionner comme leader et avoir une chance de se distinguer », se réjouit la fondatrice de JFD.
« La dynamique est là, mais il faut qu’on accélère encore un peu »
La bonne nouvelle est que nous sommes juste au début de la révolution de l’IA et que tout ou presque reste à faire. Et surtout, les entreprises européennes ont enfin compris qu’il ne fallait plus hésiter pour s’engager dans cette voie : 88 % des entreprises interrogées par JFD prévoient d’augmenter leurs investissements en IA au cours des 12 prochains mois. Une nécessité alors que 25 % des répondants seulement indiquent que leur société a déployé ses propres grands modèles de langage, bien que la plupart (61 %) étudient la question. Il est temps de passer la vitesse supérieure puisque 14 % des 28 LLM les plus utilisés dans le monde sont européens.
Après le plan faramineux Stargate de 500 milliards de dollars aux États-Unis, la France a répliqué durant le Sommet pour l’Action sur l’IA, avec 119 milliards d’euros d’investissements privés, français et étrangers, promis dans les prochaines années. Un moyen pour l’Hexagone de tirer son épingle du jeu face aux autres pays du Vieux Continent. « Dans les années 2000, la France était n°1 dans les télécoms. Il ne faut pas revivre ce déclin et il faut donc que nous utilisions nos propres solutions », estime Delphine Remy-Boutang.
Avec JFD, elle formule plusieurs recommandations pour que l’envol de l’écosystème français de l’IA se fasse sous le prisme de la parité. Ainsi, la fondatrice de la structure pour l’entrepreneuriat féminin plaide pour le déploiement de formations paritaires, la réduction des biais algorithmiques, la mise en avant de talents féminins, notamment avec les Prix Margaret (dont Maddyness est partenaire) ou encore la multiplication d’initiatives pour faire décoller la carrière des femmes. « La dynamique est là, mais il faut qu’on accélère encore un peu. C’est un appel à l’action collective », lance Delphine Remy-Boutang. Et dans ce cadre, ce Sommet pour l’Action sur l’IA doit constituer un acte fondateur.