Maddyness : Le Sommet pour l’Action sur l’IA a commencé hier au Grand Palais, quelles sont vos attentes ?
Arthur Mensch : C'est l'occasion pour l'Europe de clamer haut et fort un certain optimisme. De dire que si toutes les entreprises européennes et toutes les startups européennes en intelligence artificielle travaillent main dans la main, on peut faire un champion européen. Il y a une opportunité énorme avec des champions industriels, un écosystème en intelligence artificielle qui est très foisonnant, un niveau de talents et d’universitaires qui est particulièrement élevé. Beaucoup de choses se font en Europe et l'Europe exporte de la technologie. Nous, on est exportateur de technologies chez Mistral, que ce soit aux États-Unis ou en Asie. C’est une très belle occasion de reprendre en main les narratifs qu'on a pu entendre, venant principalement des États-Unis, et d'expliquer qu'on a un positionnement unique, qu’on a des valeurs uniques à défendre, que la technologie en Europe se porte bien et se portera d'autant mieux si l'industrie européenne choisit de travailler avec elle aussi.
Au sommet de l’IA, quelles sont les rencontres que vous avez calées dans votre agenda ?
J’ai des rendez-vous avec des politiques, des investisseurs, des clients mais aussi des amis qui sont de passage à Paris.
Avec des concurrents aussi ?
Non, pourquoi je parlerais avec mes concurrents ? On ne parle pas trop avec nos concurrents, ce n'est pas la grande distribution ici (rires) !
Vous venez d’annoncer que vous allez investir dans un "premier cluster IA". Pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui, on investit en créant un centre de calculs en Essonne, avec un déploiement qui ira jusqu'à plusieurs milliards d'euros dans les années qui viennent. C'est le plus grand centre de calcul colocalisé au moment où il sera créé, à priori. Cela est important parce qu'on doit toujours entraîner nos modèles, et ça nécessite des ressources considérables et des investissements considérables,
Quel est le montant exact de votre investissement ?
Plusieurs milliards d'euros sur plusieurs années.
Vous avez aussi lancé une nouvelle version de votre produit, Le Chat. Quelles sont ses grandes lignes de force ?
La première chose, c'est qu'on lance une application qui est disponible sur iOS et Android. Notre volonté et notre mission a toujours été d'apporter l'intelligence artificielle au plus grand nombre. L'ambition, c'est que tous les Français l'utilisent. On lance aussi des versions Pro et Team. La version Pro permet d'avoir plus de requêtes, et des réponses plus rapides. Cela permet essentiellement d'avoir tout en mieux. Avec la version Team, vous allez pouvoir partager les conversations avec vos collègues et progressivement connecter des outils de productivité au Chat.
Vous avez annoncé au forum de Davos que Mistral allait probablement s'introduire en Bourse. A quelle échéance ?
Je vais clarifier car je n'ai jamais dit ça. J'ai dit qu'on était une entreprise indépendante et que, comme toute entreprise indépendante qui réussit, sa trajectoire serait naturellement une introduction en Bourse. On ne fait pas une IPO en tant qu'entreprise qui a deux ans d'âge. Donc évidemment, c'est l'ambition à long terme. Mais ce n'est pas du tout le plan à court terme.
Est-ce qu'une nouvelle levée de fonds est dans les cartons à court terme ?
Vous savez, une startup se pose toujours la question. Donc oui, on relèvera certainement des fonds. Je ne peux pas vous dire quand et je ne peux pas vous dire quel sera le montant non plus, mais vous pouvez imaginer.
Aujourd'hui, Mistral c'est combien de chiffre d'affaires et combien de salariés ?
On ne communique pas le chiffre d'affaires. Chez Mistral, nous sommes plus de 150. On est présent en France, en Angleterre, aux États-Unis, à Palo Alto. Et on est aussi à Singapour où on a récemment signé plusieurs premiers contrats.
Concernant le débat sur l’open source, Sam Altman a dit récemment qu'il était du “mauvais côté de l'Histoire”, vous estimez être du bon ?
Bien sûr qu'on est du bon côté de l’Histoire ! Deepseek et nous, on a à peu près le même âge. Ils sont plus gros, ils sont récemment un peu plus financés, on ne sait pas tellement par qui d'ailleurs, mais ils ont contribué à l'open source. Ils se sont construits sur une technologie que nous avions mise en open source fin 2023. Donc c'est très bien pour la communauté. Nous on s'en réjouit ! Et on a aussi plein de choses nouvelles à proposer. Il y a deux semaines, on a proposé un modèle, Mistral Small, qui est un assez bon complément de ces très gros modèles.
Et justement, concernant le coût d’un LLM, où se situe la vérité entre les chiffres avancés par DeepSeek et ceux avancés par Open AI ? Deepseek dépense-t-elle 10 fois ou 100 fois plus que les 6 millions de dollars qu’elle avance ?
On n'en sait rien. Je ne connais pas le nombre de GPU, les gens gardent assez secrètement leur capacité de calcul. Donc assez vraisemblablement, c'est plus que nous, mais c'est moins qu'OpenAI. Nous, ce qu'on a démontré, et on l'a démontré d'ailleurs avant tout le monde, c'est qu'on pouvait être largement plus efficaces avec moins de moyens que ce que les Américains prétendaient. Et on le démontre chaque jour. Il y a un narratif américain qui explique que cela coûte 100 milliards pour développer les modèles, mais on n'y croit pas. Je pense que tout ce qui se passe depuis deux ans démontre que c'est faux.
Est-ce que vous envisagez aussi de copier OpenIA par distillation comme DeepSeek l’a fait ?
Non, on ne copie rien du tout. On n'en a pas besoin. On a des modèles qui sont très performants, qu'on peut utiliser pour améliorer des plus petits modèles.
Sur DeepSeek toujours, est-ce qu'il y a un “moment Spoutnik” pour l'IA ?
En fait, pour nous, ça n'est absolument pas une surprise. On a toujours su qu'il y avait en réalité trois voies. Il y a la voie européenne, une voie chinoise et une voie américaine. Et il y a des équipes dans ces trois pays qui sont de qualité mondiale avec les meilleurs chercheurs du monde et qui sont tout à fait capables, d'ailleurs dans des directions assez différentes, d'innover et de créer de l'intelligence artificielle. C’est peut-être un peu une surprise pour les Américains qui ont tendance à oublier qu'il y a des chercheurs compétents en dehors de leurs frontières.
Ça ne change absolument pas notre stratégie non plus. On est surtout ravis pour l'open source, parce qu'en réalité, la compétition, c'est entre les modèles décentralisés qu'on promeut et les modèles centralisés que certaines entreprises américaines promeuvent. On est ravi que le modèle décentralisé continue son chemin et on est persuadé qu'il finira par s'imposer.
Vous avez signé un partenariat avec l'AFP récemment. Est-ce que vous envisagez d'en signer d'autres pour nourrir vos modèles ?
On est très sélectif sur ces partenariats parce qu'on cherche à améliorer l'expérience utilisateur, que ce soit du côté des employés des entreprises ou du grand public. L'AFP nous apporte cette qualité d'information vérifiée qui est une forte demande des utilisateurs d'intelligence artificielle. Il y aura certainement des partenariats avec d'autres sources de données qui ne sont pas forcément des news.
Sur votre partenariat avec France Travail, votre ambition est d'équiper tous les services publics français?
Notre ambition, c'est d'équiper tout le monde. Donc effectivement, on est ravis de travailler avec France Travail. On est persuadés que les services publics vont beaucoup s'améliorer avec l'intelligence artificielle. On a une technologie qui correspond aux besoins des administrations dans le monde entier. Notre technologie, sa portabilité, sa gouvernance data renforcée, le fait qu'on puisse déployer sur les serveurs de nos clients plutôt que sur les nôtres, ça parle beaucoup à l'administration.
Et au final, ce qui est intéressant ce n'est pas juste de vendre à l'administration, c'est aussi que la technologie soit diffusée aux citoyens. Et donc France Travail est un très bon exemple : ce sont des personnes en recherche d'emploi qui vont de manière facilitée, grâce à l'intelligence artificielle, découvrir des offres qui leur conviennent mieux.
Sur la souveraineté, comment pensez-vous pouvoir rester européen ?
Nous sommes une entreprise mondiale contrôlée par des Français et capitalisée en France. Comment fait-on pour rester européen ? Simplement en travaillant à se diffuser sur le marché européen, mais surtout en faisant une technologie qui est de qualité mondiale. Pour gagner en Europe, il faut gagner dans le monde.
Est-ce que vous avez le sentiment que la France en fait assez pour vous aider ?
Je pense que la France fait ce qu'elle peut. On est dans une économie de marché et ce qui compte, c'est vraiment l'engagement des entreprises. Je pense qu’en Europe, les entreprises pourraient plus s'engager pour adopter l'intelligence artificielle et travailler avec des acteurs régionaux. L'industrie européenne doit prendre conscience que l'intelligence artificielle va tout changer et que pour rester compétitif dans un marché mondial, les entreprises doivent vite l’adopter. Elles doivent aussi prendre conscience qu'à côté d'elles, il y a des équipes qui peuvent les aider à aller plus vite. Et on est on est certainement la meilleure équipe en Europe pour le faire, donc on est ravis de travailler avec elles. On vient d’ailleurs d'annoncer un partenariat avec Veolia par exemple qui s'ajoute à la longue liste de clients et de partenaires.
On est au tout début de l'impact de la Gen AI, mais elle crée déjà un fort bouleversement à tous les niveaux. Comment voyez-vous l’avenir de cette technologie ?
L’IA générative modifie complètement l'interface qu'on a avec nos machines. Au lieu de chercher de l'information, il suffit de parler à quelqu'un qui va aller la chercher pour vous. Le champ d'exploration possible est beaucoup plus grand. Et puis ça modifie aussi la manière dont on arrive à automatiser certaines choses. Aujourd'hui, si je veux aller faire mes courses, il faut que j'aille cliquer dans tous les sens, et je dois le faire une fois par semaine, quand je commande en ligne. Demain, avec Le Chat vous allez pouvoir lui dire toutes les semaines “prépare nous des recettes”, “fait nous les achats” et puis “organise la partie de ma vie que je n'ai pas envie d'organiser”. Donc de ce point de vue là, je pense qu'il va y avoir un changement assez fort sur comment on regagne du temps pour passer du temps de qualité avec sa famille, passer du temps de qualité au travail, passer du temps dans les relations humaines, dans la compréhension des autres, plutôt que dans les choses rébarbatives. Il faut l'adopter, parce que ceux qui l'adoptent seront meilleurs que ceux qui ne l'adoptent pas.