Connu pour ne pas avoir sa langue dans sa poche, Luc Julia fait rarement dans la langue de bois. On avait pu s'en rendre compte récemment dans l'excellente série documentaire «Silicon Fucking Valley» et on a pu le constater par nous-mêmes lors du Sommet pour l'Action sur l'IA.

Sous la nef du Grand Palais, nous avons en effet croisé Luc Julia, comme toujours en tenue décontractée avec un sweat cachant sa célèbre chemise hawaïenne. L'occasion était trop belle pour ne pas lui demander son avis sur les récentes annonces en France et dans le monde en matière d'IA...

MADDYNESS – Emmanuel Macron a promis 109 milliards d’euros d’investissement sur les prochaines années pour développer l’IA. C’est une bonne nouvelle ?

LUC JULIA – La bonne nouvelle, c'est qu'on annonce enfin des sous. Je pense que c'est ce qui nous manquait depuis un petit moment. On était depuis une dizaine d'années en mode startup en France et c'était super. On avait vraiment redonné goût à l'innovation, on a créé des centaines de boîtes d'IA, mais on restait beaucoup au niveau de la startup.

Il fallait des scaleups, donc de la mise à l'échelle. Et c'est vrai que ces annonces de grosses sommes d'argent, c'est une bonne nouvelle. On sait maintenant que ce n'est pas l'Etat qui va les fournir, ça n'aurait pas eu de sens de toute façon. Mais aller les chercher ailleurs, même si c'est 10, 20, 30, 50 milliards, c'est super. Là, il a dit 109 milliards d’euros, on ne va pas se plaindre.

On voit qu'il y a deux approches différentes. D'un côté les Etats-unis, qui a annoncé 500 milliards de dollars avec Stargate, et de l'autre côté, le Chinois DeepSeek qui assure faire aussi bien pour 5,6 millions de dollars. Que pensez-vous de ces approches diamétralement opposées ?

Déjà les 500 milliards de dollars de Stargate, c'est du vent pur, c'est du Trump. Quand on a compté sur nos doigts, on s'est rendu compte que c'était peut-être 52 milliards avec les quatre investisseurs, OpenIA, Oracle, un fonds d'investissement d'Abu Dhabi et SoftBank. Et puis si on écoute Musk, il nous dit : «Si c'est 10 milliards, c'est bien !» Donc les 500 milliards, on ne sait pas ce que ça veut dire ! Et c'était aussi sur quatre ans… Il y a certainement une bonne dizaine de milliards au final, donc c'est quand même intéressant. Ils vont mettre des sous mais c’est surtout pour faire des data centers, surtout pour péter la planète donc.

Et effectivement, le lendemain, on a DeepSeek qui nous montre qu'avec peu de moyens, apparemment, ils ont réussi à faire ce modèle qui marchait assez bien. Il faut faire attention à ces nouvelles chinoises parce qu'on ne sait pas exactement ce que c'est. On a vu après une petite semaine que les modèles avaient été un peu pompés depuis OpenAI et peut-être grâce à un peu d'open source.

On ne sait pas trop, mais ce qui est intéressant, c'est que ça tourne certainement sur des trucs qui sont beaucoup plus frugaux que ces gros machins qu'on veut faire avec des data centers de débiles. Ça, c'est plutôt une bonne nouvelle, parce que je pense qu’en Europe, on doit aussi faire des data centers, certes, mais il faut aussi regarder la frugalité de ces IA parce que les futures IA ne peuvent être que frugales si on veut vraiment les déployer partout et pour tout le monde.

L'approche de la France et de l'Europe n'est pas si naïve alors ?

Je la trouve très bonne ! Comme j'ai dit, il fallait qu'on ait des sous parce que c'était ce qui nous manquait depuis un petit moment. Il va falloir les répartir correctement. On a annoncé 35 data centers en France, mais je pense qu'il faut aussi donner à des gens qui vont développer ces IA frugales. Lors de l’intervention du président hier, on a entendu un tout petit peu à la fin de son discours parler de frugalité. Je pense que c'est quand même un truc très important et c'est une prise de conscience qu'on a en Europe beaucoup plus importante qu’aux États-Unis où c’est «drill baby, drill» («Forez bébé, forez», en français, en référence au souhait de Donald Trump de relancer l’exploitation des énergies fossiles aux États-Unis, ndlr).

Quel est votre regard sur les dernières annonces françaises : Mistral qui a annoncé un data center en France et une application mobile pour le grand public, Hibiki lancé par Kyutai… ?

Ces deux boîtes là, que ce soit Kyutai ou que ce soit Mistral AI, ce sont des boîtes qui ont des bonnes idées. Et justement, c'est les IA à la française dans le sens où c'est nous qui innovons. C'est nous les mathématiciens, c'est nous les gens qui sont les meilleurs du monde en IA, il faut juste se le dire et se le répéter. 

Est-ce qu’il manque une dernière chose à l’Europe pour gagner cette course à l’IA ?

Je pense que ce qui manquait c'était l'argent. C'est ce que je répète depuis des années. Nos talents, ils étaient là, mais ils partaient aux États-Unis parce que c'était là où était l'argent. Si maintenant on peut les faire rester et leur donner des sous pour qu'ils puissent continuer à développer et à utiliser cette petite flamme qu'on a, qui est l'intelligence, je pense qu'on va faire des trucs super biens.