Alors que Paris s’apprête à accueillir le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, l’un des grands rendez-vous mondiaux sur ce sujet, la question culturelle figure parmi les thèmes abordés. Ce choix est essentiel, car l’IA ne relève pas seulement de la technologie, elle est avant tout une question culturelle. Trop souvent réduite à une prouesse algorithmique et à une montée en puissance du calcul, elle s’inscrit pourtant dans un projet plus vaste : celui de la transmission du savoir, de sa structuration et de la mise en récit du monde.

L’IA puise dans les connaissances humaines qu’elle absorbe, transforme et rediffuse. Elle s’inscrit ainsi dans la continuité des grandes mutations qui ont marqué l’histoire de la diffusion du savoir : des récits oraux ancrés dans la mémoire collective, à l’écrit qui l’a gravé dans la pierre, le bois et le papier ; de l’imprimerie qui a libéré sa circulation des contraintes matérielles, au numérique qui lui a conféré le don d’ubiquité. Mais aujourd’hui, à l’ère de l’IA générative, la prolifération et la fragmentation du savoir atteignent un niveau inédit. L’IA redessine les cartes du monde intellectuel, synthétisant et recomposant d’immenses territoires d’information.

Dans ce contexte, une évidence s’impose : il n’y a pas d’IA sans culture. Non seulement parce qu’elle se nourrit d’artefacts culturels – œuvres, textes, concepts – mais aussi parce qu’elle véhicule, consciemment ou non, des modèles de pensée, des visions du monde et des systèmes de valeurs. Elle façonne nos perceptions autant qu’elle s’en imprègne, et en cela, elle est tout sauf neutre. Reconnaître la dimension culturelle de l’IA, c’est comprendre qu’elle agit comme un miroir de nos sociétés, un reflet de nos imaginaires et une nouvelle étape dans l’histoire des outils qui nous permettent d’explorer, d’organiser et de transmettre le savoir.

Il n'y a pas d'IA sans créateurs

L’intelligence artificielle ne crée pas à partir du néant. Son existence repose entièrement sur les œuvres, les savoirs et les idées produits par les créateurs – artistes, auteurs, chercheurs – qui forment la matière première dont elle se nourrit. Textes, images, musique, concepts scientifiques : tout ce qu’elle analyse, synthétise ou génère découle de la production humaine.

Plus les contenus qu’elle absorbe sont riches et variés, plus elle est capable de proposer des analyses pertinentes, d’explorer des connexions inédites et d’ouvrir de nouvelles perspectives. À l’inverse, sans accès à des données de qualité, elle ne fait que reproduire des approximations et des lieux communs. Une IA nourrie uniquement de forums ou de réseaux sociaux ne ferait que babiller des absurdités.

Les créations humaines sont ainsi le carburant d’une technologie qui ambitionne d’être une source d’inspiration et d’innovation. Cette dépendance est d’autant plus flagrante que les modèles d’IA, pour continuer à s’améliorer, ont besoin d’un accès toujours plus large à des contenus diversifiés et structurés.

Or, les artistes, auteurs, journalistes et chercheurs, qui assurent cet apport en données de qualité, sont rarement associés à la valeur générée par l’IA. Leurs œuvres et savoirs sont trop souvent captés sans contrepartie, et les bénéfices tirés de leur exploitation leur échappent largement.

Au-delà de l’injustice de cette captation de valeur, l’appauvrissement des créateurs met en péril la capacité même de l’IA à se renouveler. Moins d’artistes en mesure de vivre de leurs créations, c’est potentiellement moins de données de qualité pour nourrir l’IA. Déjà au XVIIIe siècle, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais écrivait : “pour pouvoir créer, encore faut-il au préalable dîner”. Sans cet apport constant de nouveaux contenus, l’IA tourne en circuit fermé, se nourrissant de ses propres productions jusqu’à l’auto-asphyxie. Une IA privée d’un écosystème créatif vivant et diversifié ne fait que recycler des idées préexistantes, sans jamais ouvrir de nouvelles perspectives.

Préserver la création, ce n’est donc pas seulement défendre les droits des auteurs et des artistes, c’est aussi garantir la pertinence et la puissance des intelligences artificielles. Car si l’IA peut transformer, explorer et recombiner, elle ne peut rien inventer sans la matière première que lui fournissent les créateurs.

Les IA sont porteuses de modèles culturels

Bien plus qu’un simple outil de production automatisée, l’intelligence artificielle façonne notre rapport au savoir et diffuse des modèles culturels qui influencent notre perception du monde. Puisant dans des corpus de données existants, elle ne fait que reproduire et amplifier les structures et biais culturels qu’elle ingère. Ses réponses, bien qu’apparaissant comme neutres ou objectives, sont en réalité le reflet des choix de conception, des corpus d’entraînement et des valeurs sous-jacentes aux sociétés qui l’ont façonnée.

L’un des premiers vecteurs de cette influence est la langue elle-même. Aujourd’hui, le web est majoritairement anglophone : en janvier 2025, 49,3 % des contenus en ligne sont rédigés en anglais, contre seulement 6 % espagnol, pourtant deuxième langue la plus représentée. Quant aux langues minoritaires, comme le finnois ou les dialectes amazoniens, elles sont quasi absentes des bases d’entraînement des IA génératives. Cette asymétrie va bien au-delà d’une simple barrière linguistique : elle façonne la manière dont les concepts sont formulés, interprétés et transmis. En donnant la primauté à certaines langues, les IA imposent un cadre de pensée particulier et réduisent la diversité des représentations culturelles accessibles via ces outils.

Plus insidieusement, cette dynamique engendre un phénomène d’annihilation symbolique. Lorsque certaines cultures sont sous-représentées ou mal interprétées par l’IA, elles risquent tout simplement d'être invisibilisées. Des études ont montré que les grands modèles d'IA leaders sur le marché peinent à reconnaître ou à reproduire des éléments culturels spécifiques, comme des instruments de musique africains ou des costumes traditionnels asiatiques. Ces omissions ne sont pas anodines : elles instaurent une hiérarchie culturelle implicite où certains patrimoines sont préservés et valorisés, tandis que d’autres tombent dans l’oubli.

Loin d’être de simples outils de synthèse, les IA participent activement à la production culturelle contemporaine. Elles favorisent implicitement certaines cultures au détriment d’autres, amplifiant des récits dominants tout en marginalisant des traditions, des savoirs et des visions du monde moins représentés dans leurs bases de données. La question n’est donc pas seulement de savoir ce que l’IA peut générer, mais de comprendre quels récits elle perpétue et quels savoirs elle relègue dans l’ombre. Ignorer ces dynamiques revient à renforcer les déséquilibres existants et à priver certains peuples et traditions d’une place dans le récit global que les IA contribuent à façonner.

Une IA équitable passe par une prise en compte de la diversité culturelle

Si l'on veut que l'IA ne soit pas qu'un simple amplificateur des inégalités culturelles, il est urgent de repenser les conditions de son entraînement et de son développement. Cela passe d'abord par une meilleure reconnaissance des créateurs et de leur apport essentiel à ces systèmes. Mais cela implique également d'inclure davantage de voix, de langues et de cultures dans les bases de données sur lesquelles reposent les modèles d'IA.

Développer une intelligence artificielle plus juste, c'est aussi encourager des initiatives qui cherchent à rééquilibrer les contenus, à traduire, numériser et intégrer des savoirs plus variés, à ouvrir les modèles et leurs entraînements à une véritable diversité linguistique et culturelle. Cela signifie également sensibiliser le grand public au fait que l'IA n'est pas un oracle universel, mais une machine statistique qui reflète une certaine représentation du passé plus qu'elle n'invente l'avenir.

L'IA façonne notre rapport au savoir et à la création. En faire un sujet culturel, ce n'est pas simplement reconnaître qu'elle puise son essence dans les arts et les lettres. C'est aussi se donner les moyens d'en faire un outil qui serve toutes les cultures, plutôt qu'un simple amplificateur des déséquilibres existants. Car si l'IA est une nouvelle boussole pour explorer l'immensité du savoir, encore faut-il qu'elle ne nous fasse pas naviguer dans une seule direction.