Le 10 et le 11 février prochain, au Grand Palais, à Paris, se réuniront 1000 personnes, triées sur le volet pour parler d’intelligence artificielle. Chefs d’États et officiels de Chine, des États-Unis, d’Afrique, d’Europe, du Moyen-Orient mais aussi entrepreneurs, chercheurs, représentants de la société civile, s’apprêtent à ouvrir une conversation mondiale autour du déploiement de l’intelligence artificielle. Le tout sous l’égide de la France. Ces deux jours seront le pic d’une semaine dédiée à cette nouvelle technologie. Le campus de l’école Polytechnique accueillera les meilleurs chercheurs et prix Nobel sur cette question les 6 et 7 février. Les citoyens seront invités à découvrir des installations numériques dans la capitale le weekend du 8-9 février. Enfin, un business day, en présence de Sam Altman, patron d’Open AI, accueillera 3000 entrepreneurs et investisseurs à Station F.
Cet événement international cristallise de nombreuses attentes de la part de l’écosystème français et mondial. Beaucoup de questions restent pour l’instant sans réponses, tant sur l’organisation que sur les retombées de ces jours de discussions. Anne Bouverot, envoyée spéciale du président de la République et cheffe d’orchestre du Sommet pour l’Action sur l’IA, a accepté de nous dévoiler quelques éléments. Cette scientifique de l’École Normale Supérieure (ENS) a notamment coprésidé la commission IA et présenté, aux côtés de l'économiste Philippe Aghion, le rapport IA soumis à la présidence de l'Élysée l'année dernière.
Maddyness : Quelle est la motivation française derrière l’organisation de ce sommet ?
Anne Bouverot : D'une part, il y a un enjeu lié à l'agenda de l'innovation économique. Nous avons la chance de disposer d’un écosystème d’innovation, de recherche et de startups en IA qui est non seulement solide, mais également en pleine expansion. Ce sommet est une opportunité unique de mettre en lumière notre écosystème français et de montrer que le développement de l’IA ne se limite pas aux États-Unis ou à la Chine, mais qu’il existe aussi un véritable dynamisme en France et en Europe.
D’autre part, il y a un enjeu diplomatique. La France, depuis longtemps, se positionne comme un pays capable de rassembler dirigeants et chefs d’État du monde entier dans un esprit d’ouverture. Pour cet événement, nous avons invité près d’une centaine de chefs d’État, incluant les États-Unis, la Chine, tous les membres de l’Union européenne, ainsi que de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Ce format multilatéral et inclusif ne se limite pas au nombre de pays représentés, mais s’étend également à la diversité des participants : chefs d’État et de gouvernement, dirigeants d’entreprises – grandes ou petites –, membres de la société civile et chercheurs.
Il y a également bien sûr une dimension scientifique, avec des journées scientifiques à Saclay et une dimension culturelle, avec le weekend culturel à la Bibliothèque François Mitterrand et à la Conciergerie
M.: Pourquoi avoir choisi l'Inde pour coprésider ce sommet ?
A.B. : En matière d’intelligence artificielle, il est indéniable que les États-Unis comptent des leaders majeurs et que la Chine connaît une forte dynamique d’innovation. La France et l’Europe ont également une place significative sur la scène mondiale. Par ailleurs, il existe un espace croissant pour les grands pays émergents, comme l’Inde, qui disposent d’un réservoir de talents reconnu internationalement. Beaucoup de ces talents partent travailler à l’étranger, mais ces pays aspirent désormais à bâtir leurs propres écosystèmes d’IA et à participer pleinement à la conversation mondiale sur cette technologie.
On le ressent fortement en Inde, par exemple, où une relation solide existe avec la France. Le Premier ministre Modi sera présent, et il a proposé de coprésider le sommet. Cette initiative a été accueillie par l’Élysée et le Président avec enthousiasme.
La question première, que l’on entend à travers le monde, est la suivante : "Comment puis-je créer un écosystème local adapté à mes entreprises, à mes talents, à mes données et à mes besoins ?" C’est une préoccupation qui ne se limite pas aux pays émergents comme ceux d’Afrique ou d’Asie, mais que l’on retrouve aussi en France, en Europe, et même aux États-Unis, au-delà de la Silicon Valley. Aux États-Unis, cela s’incarne sous l’appellation “Little Tech”, qui désigne les startups et les PME.
Ce message est global et puissant : "Je ne veux pas être uniquement un client consommant une solution développée ailleurs." Cette volonté de souveraineté et de création locale témoigne d’une aspiration mondiale à façonner des solutions adaptées à des contextes spécifiques, tout en renforçant les écosystèmes régionaux d’innovation.
La création d'une "fondation IA"
M.: Quelle est votre ambition, l'ambition de l'Élysée en termes de livrables, de retombées de ce sommet?
A.B. : Étant donné que cet agenda est à la fois géopolitique et économique, nous avons des livrables de différentes natures.
Sur le plan de l’innovation et de l’économie, il s’agira de mettre en lumière nos acteurs les plus innovants afin de stimuler une adoption et une dynamique encore plus fortes, de stimuler leur développement, et de leur permettre de prendre des contacts et de se rendre visibles. Le sommet sera également l’occasion de dévoiler plusieurs annonces d’investissements, provenant de diverses parties prenantes, qui viendront renforcer cet élan.
Sur le volet diplomatique, deux objectifs principaux ont été fixés, avec des livrables concrets, dans l’ambition de faire de l’intelligence artificielle une technologie au service de l’intérêt général, qui soit durable et inclusive à l’échelle mondiale.
Le premier livrable repose sur le lancement d’une fondation dédiée à l’intelligence artificielle. C’est en fait une sorte de plateforme d’incubation et de financement de “communs pour l’IA”, comme des bases de données dans des domaines clés tels que le multilinguisme, la santé ou les médias, et qui bénéficiera en premier lieu aux startups. Elle ambitionne aussi de promouvoir des outils open source accessibles au plus grand nombre, permettant ainsi un développement partagé de l’IA. Son lancement constituera l’une des annonces majeures du sommet.
Le deuxième objectif est de mettre en place une coalition pour une IA durable. Le développement de l’intelligence artificielle est inévitable, et il est crucial qu’il s’inscrive dans une démarche de durabilité. Nous prévoyons de prendre des engagements concrets, notamment sur des enjeux liés au climat, et de poursuivre des travaux tels que le "challenge pour une IA frugale" et le lancement d'observatoires dédiés. Par ailleurs, en collaboration avec l’Agence internationale de l’énergie, nous avons exploré des pistes pour mieux planifier les besoins énergétiques mondiaux liés à l’IA.
M.: N'avez-vous pas peur que l'effet de ce sommet soit un peu comme les effets des COP Climat : beaucoup d’engagements mais peu ou pas d’impact concret ?
A.B. : Le mot « COP »permet d'évoquer l’idée d’un sommet rassemblant un grand nombre de pays, mais aussi des acteurs de la société civile, et pas seulement des gouvernements. Ce que nous organisons est à la fois un mélange de Vivatech et de Choose France, et un objet diplomatique.
Nous sommes également au tout début de cette révolution de l’intelligence artificielle. Bien sûr, elle a commencé dans les années 1950, mais la vague actuelle, portée par l’IA générative, constitue une révolution à part entière. Cette technologie présente à la fois un champ d’applications extrêmement vaste et une vitesse de développement impressionnante. Que ce soit dans la culture, la santé, l’éducation, les entreprises, et bien d’autres domaines encore, les possibilités semblent infinies. Le grand public a réellement pris conscience de cette révolution grâce aux outils capables de manipuler le langage et d’interagir directement avec nous.
C’est donc absolument essentiel de discuter de ces enjeux au sein d’une conversation mondiale et multi-acteurs.Notre objectif, ici, n’est donc pas de résoudre l’ensemble des problématiques liées au développement de l’intelligence artificielle, mais plutôt de garantir que des conversations aient lieu, que des initiatives soient lancées, et qu’elles trouvent ensuite des cadres où elles pourront être suivies. Prenons l’exemple de l’énergie : l’Agence internationale de l’énergie est en train de renforcer ses capacités sur les enjeux liés à l’IA et continuera à s’y consacrer. De même, la fondation IA verra le jour et jouera un rôle de suivi.
Elon Musk et Donald Trump, pas encore confirmés
M.: Qui attendez-vous comme personnalité de premier plan, que ce soit business, politique, chercheur?
A.B. : L’intelligence artificielle est une science qui révolutionne de nombreux domaines, et l’année dernière a été marquée par l’attribution d’un prix Nobel de physique et d’un prix Nobel de chimie pour des travaux liés à l’IA. Demis Hassabis, lauréat du prix Nobel de chimie, sera présent au sommet. Parmi les figures majeures de la recherche, nous accueillerons également Daron Acemoglu, prix Nobel d’économie, ainsi que Yann Le Cun et Yoshua Bengio, tous deux lauréats du prix Turing. Sara Hooker, responsable de la recherche chez l’entreprise canadienne CoHere, sera également présente. Elle travaille sur le développement d’IA dans de nombreuses langues, y compris des langues sans corpus écrit.
Côté startups, la diversité sera de mise, avec des intervenants venus du monde entier. Nous aurons Ren Ito, co-CEO de Sakana AI, une startup japonaise innovante, ainsi que des leaders comme le chairman d’AliBaba en Chine et le patron d’Infosys en Inde. Seront présent aussi Jonas Andrulis, fondateur d’Aleph Alpha, et Gundbert Scherf, cofondateur de l’entreprise franco-allemande Helsing. Parmi les représentants français, nous mettrons en avant un solide "pack" France, avec Mistral AI, Pigment, Hugging Face, Poolside, Alan, H, Dataiku, Mirakl et beaucoup d'autres. L’objectif est de valoriser ce groupe de licornes françaises spécialisées en IA et la richesse de l'éco-système. Si Mistral AI attire beaucoup l’attention internationale – ce dont nous sommes très fiers – d’autres startups méritent également d’être mises en lumière.
Les grandes figures de la tech mondiale seront également au rendez-vous : Sam Altman (OpenAI), Dario Amodei (Anthropic), Sundar Pichai (Google), Brad Smith (Microsoft), Julie Sweet (Accenture Monde) et Lisa Su (AMD). Elon Musk a été invité, mais sa présence reste à confirmer.
Enfin, au niveau diplomatique, nous avons confirmation du Premier ministre Narendra Modi, d’un vice-premier ministre chinois, d'Ursula von der Leyen, présidente de la Commission Européenne, du président de l’Union Africaine, du Chancelier allemand Olaf Scholz, du Premier ministre Justin Trudeau notamment. Du côté des États-Unis, l’invitation a été envoyée à Donald Trump, qui décidera s’il vient en personne ou s’il se fait représenter.
Et puis il y aura aussi des représentants de la société civile comme Meredith Whittaker, présidente de la Signal Foundation, le Ada Lovelace Institute, le AI Now Institute, de nombreux think tanks. Nous sommes très contents d’accueillir un écosystème si riche.
M.: Savez-vous quels sont les investisseurs étrangers qui seront présents ?
A.B. : Nous ne communiquons pas sur des noms à ce stade mais des investisseurs de toutes les parties du monde font le déplacement, Moyen-Orient, Europe, Etats-Unis.
M.: Les entrepreneurs sont un peu interrogatifs, ils sont encore un peu dans le flou de ce qu'ils peuvent retirer du sommet de l'IA, comment organiser leur venue, ect. Est-ce un rendez-vous business ?
A.B. : Il faut souligner l’importance et la valeur du business day à Station F, le 11 février. Cette journée est spécifiquement conçue pour les scaleups, les startups, les investisseurs et l’ensemble de l’écosystème entrepreneurial. C’est un moment clé qui leur est dédié. Il y aura des prises de paroles de grands acteurs avec des annonces importantes
La journée du 11 à Station F est véritablement le rendez-vous pour les scaleups. Avec des annonces, des tables rondes et de nombreuses opportunités de networking, c’est l’endroit pour qu’ils puissent échanger, se connecter et se développer.
La France et l'Europe ont encore une place à prendre
M.: Comment voyez-vous la rivalité entre les Etats-Unis et le reste du monde après l’annonce de Donald Trump à propos de Stargate et de ces investissements, 100 milliards de dollars dans l'intelligence artificielle la première année puis 400 milliards de dollars qui vont arriver dans les prochaines années ?
A.B.: C’est un domaine qui évolue à une vitesse fulgurante. Mais dire que la course est déjà gagnée serait bien trop prématuré. Certes, les États-Unis avancent très rapidement, tout comme la Chine, où j’ai pu constater, lors d’un voyage récent, une quantité impressionnante d’innovations, et comme nous avons pu le voir récemment avec l’annonce du dernier modèle de la start up Deepseek. Nous avons également des talents de premier plan en France, en Angleterre, en Allemagne, et dans d’autres pays européens, et la compétition va de plus en plus se focaliser sur les données et les applications spécifiques, domaine dans lequel les startups françaises et européennes ont toutes leurs chances .
Il est vrai que nous devons accélérer notre rythme pour rester dans la course, mais nous disposons des capacités nécessaires. Si les grands modèles de langage attirent une grande partie de l’attention, c’est aussi le moment de se pencher sur les applications concrètes. Prenons l’exemple des agents IA, ces modèles plus petits conçus pour répondre à des besoins industriels ou thématiques spécifiques : ils ont une immense valeur. C’est un champ encore largement ouvert, où il reste beaucoup de place à investir et à innover.
M.: Êtes-vous inquiète à propos de l’impact écologique du développement de l’IA ?
A.B.: C’est un point important, qui n'était pas encore vraiment abordé il y a un an par exemple à Bletchley Park. Il y a un peu plus d’un an, nous n’étions pas encore confrontés à l’essor massif des grands modèles d’IA et des clusters de GPU avec leur consommation énergétique considérable. Aujourd’hui, nous sommes à un moment clé où deux conversations majeures – sur l’IA d’un côté, et sur l’énergie et le climat de l’autre – se rencontrent. C’est peut-être l’une des premières fois que ces discussions convergent réellement au niveau international.
C’est pourquoi nous collaborons avec l’Agence internationale de l’énergie et d’autres acteurs pour aborder cette problématique. Il devient crucial de penser à une distribution mondiale des data centers, tout en assurant une capacité de planification pour les pays et les acteurs du secteur énergétique. Cette planification doit inclure la production d’électricité, qui est de plus en plus décarbonée, ainsi que sa distribution géographique. En France, la situation est particulièrement favorable : 95 % de notre production d’électricité est décarbonée et nous sommes très largement excédentaires. La France est dans une position idéale pour en accueillir.
M.: Quelle sera la suite de ce sommet ?
A.B.: Nous nous inscrivons dans un calendrier d’événements déjà bien établi. En France, la stratégie nationale sur l’intelligence artificielle est portée par le gouvernement et par Clara Chappaz, la ministre de l’IA et du Numérique. Les cafés IA, lancés dans toute la France, vont se poursuivre, tout comme d’autres initiatives déjà engagées.
Sur la scène internationale, plusieurs rendez-vous figurent également à l’agenda. Par exemple, un sommet dédié à l’IA en Afrique se tiendra à Kigali, au Rwanda. De plus, le G7 canadien est prévu cette année, suivi par le G7 organisé par la France l’an prochain. Ces événements constituent autant d’occasions pour revisiter et approfondir les discussions entamées lors de notre sommet.