Écouter Donald Trump proclamer la naissance de Stargate, c’est (comme souvent avec le président américain réélu) avoir l’impression d’être assis à une table de poker, face à un grand bluffeur. Certains, à commencer par Elon Musk, se sont d’ailleurs empressé de dire que ces 500 milliards jetés sur la table n’étaient disponibles nulle part.
Mais attention à ne pas s’en tenir au doute et à l’ironie. Derrière les effets d’annonce, il y a une réalité : la mainmise des États-Unis sur les outils numériques, qui ne date pas d’hier et n’aspire qu’à se renforcer.
OpenAI, Oracle et SoftBank ont déjà surfé sur la vague Stargate en créant une co-entreprise, pour transformer ces milliards en au moins vingt immenses centres de données dédiés à l’intelligence artificielle générative. A priori, SoftBank sera le bras financier de l’initiative, tandis qu’OpenAI en aura la direction opérationnelle. Oracle et le fonds émirati MGX complètent le capital. Microsoft, Nvidia et le britannique ARM sont annoncés comme « des partenaires technologiques clés ».
Éviter le déni comme la paralysie
Les États-Unis veulent donc se doter des infrastructures nécessaires pour un futur où l’intelligence artificielle serait omniprésente. « Sous-estimer la force de frappe américaine et rester dans le déni serait une erreur, estime Cyril Bertrand, le patron du fonds d’investissement XAnge. Tout comme il serait terrible, à l’inverse, de réagir par la tétanie, comme si nous, Européens, devions soit faire aussi gros, soit ne rien faire du tout… C'est exactement ce que recherchent Donald Trump et les Big Techs : éteindre toute velléité de compétition. »
Cyril Bertrand recommande de « commencer petit et vite » : « Tout reste possible. Le paysage de l'infrastructure AI est multiple et varié, il offre des centaines d’opportunités. Les américains ont déjà gagné la bataille du Cloud, il y a vingt ans. Ils espèrent refaire la même chose avec l’IAG (intelligence artificielle générale). On retrouve d’ailleurs les mêmes acteurs (Amazon, Google, Microsoft) auxquels s’ajoutent quelques nouveaux venus comme Open AI… et un “Astérix” européen, Mistral, qui a peut-être une chance d’entrer en scène. »
Depuis vingt ans, on travaille sur les Clouds US
Le sujet « Mistral » relève de la souveraineté, un autre champ de bataille pour l’IAG. Mais en parallèle, les entrepreneurs français et les fonds pensent aussi « business. » « Avec cette annonce, reprend Cyril Bertrand, c’est toute la machine IA qui est relancée. Le vrai risque serait de ne rien faire. Si on la jouait à l’américaine, on empilerait des dollars sur Mistral. Mais nous ne sommes pas américains, alors allons-y sur les couches applicatives par exemple, comme le fait Gleamer.ai : il y a énormément de travail pour tout le monde. Ceux qui se désolent du projet StarGate ont oublié que depuis vingt ans, on travaille sur les Clouds US et que ça ne dérange personne… »
Boris Golden, General Partner chez Partech, estime lui aussi que « le monde n’a pas changé depuis mercredi dernier ». « Le fait que l’argent annoncé soit déjà disponible ou pas encore, n’est pas central. Ce qui est marquant, c’est la volonté politique d’aller dans cette direction, et la capacité à mobiliser de telles quantités de dollars. Mais ne nous laissons pas impressionner. Il est vrai que nous n’avons pas autant d’argent à investir dans l’IA qu’Outre-Atlantique, mais l’argent ne fait pas tout, comme le montre le modèle DeepSeek récemment. Alors soyons malins, et profitons des formidables talents que nous avons en Europe, et tout particulièrement en France, en mathématiques-informatique : ils sont au cœur de cette nouvelle ruée vers l’or numérique. »
Les deux experts soulignent que les entrepreneurs français ne se laissent pas couper les jambes par ces annonces - c’est même tout juste s’ils s’y intéressent. « Ils sont focalisés sur leurs startups et c’est tant mieux ! »
Un modèle à préserver ?
Boris Golden invite aussi les Français et Européens de la Tech à relativiser : « On l’oublie parfois dans notre écosystème, mais le monde ne s’arrête pas à nos métiers de la Tech et à l’IA. Il existe d’autres priorités en Europe, comme la défense, avec la guerre en Ukraine par exemple. On ne peut pas exiger de nos pouvoirs publics de prioriser exclusivement l’investissement dans l’IA… Et puis, si l’on veut parler Tech et seulement Tech, notre dépendance aux puces électroniques est peut-être tout aussi urgente à traiter que les 500 milliards de Stargate ? »
Dernier point : il est intéressant de croiser l’annonce Stargate avec l’annonce de la fin des responsables de la diversité et de l’inclusion dans les administrations américaines. Un monde de plus en plus Tech, mais façonné sans diversité, n’ouvre pas un avenir radieux en termes de valeurs… mais pas non plus sur le plan du business ! « Ne lâchons pas sur la diversité et l’inclusion, ni sur le climat, parce que ce sont nos valeurs, mais aussi parce que dans 10 ou 20 ans, ce sera devenu un avantage concurrentiel, soutient Cyril Bertrand. Nous pourrions être des visionnaires. Regardez Los Angeles qui brûle : tout peut aller très vite. »