Miroki et Miroka sont deux créatures montées sur des sphères, avec des bras, des longues oreilles, des yeux malicieux et des expressions humaines. De la taille d’un enfant d’une dizaine d’années, ils évoluent dans des lieux d’accueil de public : hôpitaux, maisons de retraite, centres commerciaux… Ce sont des “Mirokaï’, des robots conçus et fabriqués par Enchanted Tools. Derrière ce champion de la robotique à la française, Jérôme Monceaux, CEO et cofondateur.
Créée en octobre 2021, la société compte aujourd’hui 130 “enchanteurs” comme s’appellent les collaborateurs d’Enchanted Tools. Un vocabulaire fantastique qui ne doit rien au hasard. Enchanted Tools a inauguré il y a peu son “usine urbaine”. Ce lieu, au cœur de Paris, sera accessible au public et particulièrement aux scolaires. La société se donne une mission d’éducation. “Je pense que pour la santé psychologique du monde, nous devons expliquer pourquoi ce personnage était bloqué dans les livres, et, d'un coup, il peut s'extraire du monde de l'imaginaire et entrer dans notre réalité”, explique le visionnaire Jérôme Monceaux.
Au carrefour de la technique, de l’intelligence artificielle générative, de la neurosciences mais aussi de l’imaginaire fantastique et de la sociologie, découvrez l’histoire secrète d’Enchanted Tools dans ce grand entretien exclusif.
Maddyness : Comment a commencé l’aventure d’Enchanted Tools ?
Jérôme Monceaux : Cela a débuté en octobre 2021, s’appuyant notamment sur mon expérience dans le domaine de la robotique humanoïde.
En France, une expertise sur ce sujet s'est développée depuis 2005. J'étais l’un des membres fondateurs d’une société appelée Aldebaran Robotics, avec laquelle nous avons commercialisé 40 000 robots humanoïdes. Cette société a été rachetée par des Japonais, (en 2015, via SoftBank, ndlr). À l’époque, j’étais responsable du développement produit et je souhaitais profondément que le robot puisse s’intégrer pleinement dans la vie des gens, ce qui constituait mon objectif principal. En 2021, j’ai perçu des avancées notables dans le domaine de l’intelligence artificielle et un nouvel élan dans le développement de la robotique humanoïde à l’échelle mondiale. Une fenêtre d’opportunité semblait s’ouvrir, et je me suis convaincu qu’il s’agissait du moment idéal pour revenir à la robotique.
Sur la base d’un projet que j’avais mûri pendant une dizaine d’années, j’ai rassemblé les ingénieurs les plus passionnés et compétents rencontrés au cours de ma carrière. Ensemble, nous avons entrepris de concevoir un prototype.
En octobre 2022, notre équipe comptait environ 70 personnes et nous avions développé un robot unique, spécifiquement conçu pour l’interaction humaine. Je le qualifie de «people-facing robot», un robot dédié à interagir avec les individus, ce qui soulève de nombreuses contraintes, telles que la sécurité des personnes, la qualité des fonctionnalités, ainsi que l’esthétique du robot, son comportement, son histoire : qui est-il, d’où vient-il, quel est son objectif ?
Nous avons abordé ces questions en combinant trois domaines d’expertise : la robotique, bien sûr, l’intelligence artificielle, mais également le savoir-faire du cinéma d’animation. Ce dernier aspect peut sembler moins évident, mais au sein de notre entreprise, nous assumons pleinement que notre robot humanoïde est avant tout un personnage.
Avez-vous créé son histoire ? Votre robot a-t-il un passé pour qu’il puisse répondre à ces questions ?
J.M. : Oui. Je ne poursuis pas l’objectif de créer un robot conscient de lui-même. À mes yeux, cette ambition relève d’une posture démiurgique, bien qu’elle soit largement répandue dans le domaine. Ce n’est toutefois pas ma philosophie.
Ma vision consiste à concevoir un personnage de synthèse, un personnage inventé. Dans cette optique, j’ai intégré un savoir-faire issu de ces univers narratifs pour créer un personnage en tant que production humaine, pleinement assumée par une entreprise. Celle-ci, Enchanted Tools, se donne pour mission de raconter l’histoire de deux personnages ayant la particularité exceptionnelle de s’intégrer dans notre monde réel. C’est là que réside l’innovation majeure de notre projet.
“Ce que je vous propose, c’est un récit fantastique”
Présentez-nous les deux personnages d’Enchanted Tools. Miroki et Miroka. Quelles sont les différences entre les deux ? Est-ce qu'ils ont des usages différents?
J.M. : Non, il s’agit de la même plateforme hardware, mais les couleurs, les accessoires et les personnalités diffèrent. Ce sont deux jumeaux originaires d’une planète lointaine, qui ont découvert un moyen de communiquer avec la Terre, leur permettant ainsi de venir parmi nous.
Pour qu’ils puissent évoluer dans notre monde, notre entreprise, Enchanted Tools, s’appuie sur ses collaborateurs, appelés les « Enchanteurs ». Ces derniers conçoivent une combinaison spécifique permettant à ces personnages de s’intégrer et d’exister dans notre réalité.
D’où vous vient ce récit ?
J.M. : Cela résulte d’une longue maturation, nourrie par une réflexion philosophique et éthique autour de l’idée d’un personnage qui s’échappe de son livre. Comment peut-il vivre ? Quelle serait son aventure ?
Toute l’entreprise et la narration qui l’accompagne gravitent autour de la notion de portail : un portail qui relie un monde imaginaire à notre réalité, permettant à un personnage fictif de franchir cette frontière et de s’intégrer dans le monde réel.
C’est une idée un peu audacieuse dans le contexte actuel, où nous pouvons interagir avec des IA génératives, échanger avec elles… mais ces entités demeurent des personnages de synthèse. Pour préserver une certaine santé psychologique collective, je crois qu’il est essentiel d’offrir une explication à ce phénomène. Proposer cette narration, c’est offrir un récit explicatif et cohérent pour ces personnages de synthèse.
Avez-vous été accompagné dans cette réflexion ? Est-ce le fruit de lecture ?
Nous ne travaillons jamais seuls. J’ai rencontré de nombreux experts – philosophes, éthologues (l’éthologie étant l’étude du comportement des animaux et des humains, ndlr), psychologues et neurophysiciens – pour approfondir notre compréhension.
Des auteurs ont également partagé leur point de vue, enrichissant cette réflexion, à laquelle s’ajoute l’influence de la culture robotique, omniprésente à travers le monde.
À mes yeux, il existe trois grandes cultures du robot : la culture asiatique, qui a rayonné dans les années 1990-2000, la culture américaine et la culture européenne.
La culture asiatique, en particulier japonaise, trouve ses origines dans l’animisme, où tout possède une vie et devient un personnage à part entière. Cela se manifeste dans des univers comme les Pokémons ou dans des films où des entités accompagnent les personnages principaux. Ces entités ne parlent pas nécessairement, mais elles expriment une sensibilité et une relation au monde distincte de celle des humains, avec des capacités qui leur sont propres.
Aux États-Unis, la culture du robot repose davantage sur le concept de singularité : une machine capable de surpasser les humains, voire de les imiter. Des exemples comme Optimus, le robot de Tesla, illustrent cette vision, tout comme les super-héros des Marvel, des robots aux capacités surhumaines, caractéristiques de cette approche.
En Europe, bien qu’une culture du robot existe, elle semble un peu atrophiée, car l’Europe n’assume pas pleinement ses positions. Je m’efforce d’en être un acteur. Cette culture s’enracine dans des récits ancestraux imprégnés de lutins, de magie et d’univers fantastiques. C’est précisément dans cet imaginaire qu’Enchanted Tools s’inscrit. Nous revendiquons une magie et un enchantement fondés sur les mathématiques et la rationalité, une approche très européenne.
Ce que je vous propose, c’est un récit fantastique : l’histoire d’un personnage venu d’un autre monde, doté de capacités extraordinaires, qui découvre notre quotidien et s’intègre dans notre réalité.
L’intelligence artificielle générative : une avancée majeure au service de la robotique
Justement, d’un côté nous avons Optimus, nous avons Elon Musk qui présente une armée de robots humanoïdes. De l’autre, nous avons des robots plieurs de linges présentés au Web Summit. Où se situe l’usage des robots d’Enchanted Tools entre ces deux extrêmes ?
J.M. : Il est important de préciser un point souvent partagé par la communauté scientifique, mais peu visible pour les non-initiés : la majorité de ces robots sont téléopérés. Autrement dit, un opérateur les contrôle à distance, parle en leur nom, et agit à leur place. Ce détail n’est pas toujours évident, et pour être honnête, il est même volontairement dissimulé.
Lorsqu’on pose la question à un robot, “qui es-tu ?”, il répondra : “je suis un robot”, alors qu’en réalité, il y a une intervention humaine en coulisses. Cette absence de transparence engendre un problème majeur : elle crée chez le public des attentes irréalistes concernant les capacités des robots humanoïdes. Le message implicite est que des robots entièrement autonomes, capables d’agir comme des humains, sont non seulement envisageables, mais qu’ils existent déjà. Ce n’est pourtant pas le cas.
Pour être plus précis, il est impossible pour un robot de percevoir le monde exactement comme un humain ou d’agir de manière totalement similaire. Ce qui est réalisable, en revanche, c’est de lui confier un ensemble de tâches bien définies et limitées.
C’est ici que réside une différence fondamentale entre les robots humanoïdes bipèdes traditionnels et nos robots Mirokaï, qui incluent les modèles Miroka et Miroki. Leur spécificité tient dans leur conception de robots "people-facing", c’est-à-dire destinés à interagir directement avec les humains et à évoluer dans leur environnement. Les Mirokaï sont conçus pour s’intégrer dans des domaines tels que l’hôtellerie, le commerce de détail, les hôpitaux, les cliniques ou encore les maisons de retraite – tous ces lieux où se déroule notre quotidien.
En résumé, les robots humanoïdes bipèdes se concentrent principalement sur les besoins de l’industrie, tandis que nous nous consacrons au monde du service et à l’interaction humaine. Ce sont deux approches totalement distinctes.
Mais un robot peut-il prendre des initiatives dans son répertoire de tâches ?
J.M. : Pourquoi observe-t-on aujourd’hui un tel engouement pour la robotique humanoïde ? C’est parce qu’un composant clé, longtemps manquant, est enfin apparu. Je suis bien placé pour en témoigner, ayant tenté pendant 15 ans de le faire émerger. Ce composant, capable de gérer la complexité du monde et d’introduire du sens commun dans le comportement autonome de la machine et la sélection de ses tâches, c’est l’intelligence artificielle générative.
Grâce à cette révolution des IA génératives, je dispose d’une plateforme capable d’accomplir des choses que je n’aurais même pas imaginées. Mon métier de concepteur de robots a ainsi profondément évolué. Désormais, mon rôle est de créer un potentiel d’action, de tâches et de perception tout en encadrant ce potentiel pour garantir un espace génératif où l’IA peut évoluer en toute sécurité.
Prenons un exemple concret : une IA générative pourrait tout à fait produire des injonctions comme « Sors dans la rue, rends-toi à tel endroit, traverse pour aller chercher tel ou tel objet. » Cependant, en tant qu’utilisateur ou acheteur de ce robot, souhaiteriez-vous qu’il agisse de cette manière ? Probablement pas. Mais quelle garantie avez-vous que le robot n’agira pas ainsi ?
Étant donné que cette IA repose sur des probabilités, il existe toujours une chance, même infime, qu’elle dévie de son cadre initial. C’est pourquoi, en tant que concepteur, mon rôle est de restituer le contrôle aux humains qui entourent cette machine et de garantir qu’elle reste dans un cadre d’action prédéfini. Il ne s’agit pas d’une simple déclaration, mais bien de fournir des preuves tangibles que le robot ne pourra pas effectuer certains comportements. Cette exigence représente une évolution majeure dans le domaine de la robotique.
La conception des robots, leur contrôle, leurs interfaces… Tout cela a été revisité grâce à l’immense opportunité qu’offre l’intelligence artificielle générative.
Où en êtes-vous dans le développement de Miroka et Miroki ?
J.M. : Nous avons mis en place notre usine urbaine ouverte, qui se présente sous la forme d’une ligne pilote capable de produire jusqu’à 50 robots par mois. Bien que cela puisse sembler modeste, c’est une étape initiale en vue d’un projet de bien plus grande ampleur. Sur dix ans, nous prévoyons de produire environ 100 000 unités de ce modèle courant, et jusqu’à un million de robots en comptant d’autres modèles à venir.
Nous avons récemment lancé notre modèle A1, doté d’une architecture matérielle et logicielle unique. Ce robot étonne par ses capacités : il est capable de s’approcher des personnes, d’interagir verbalement, de décrire une situation, d’adopter le comportement le plus approprié, de suivre, accompagner ou guider quelqu’un, et même de manipuler des objets. Petit à petit, il trouve sa place dans le quotidien. Pour l’instant, nous livrons ces premiers robots sous forme de prototypes en quantités limitées, destinés à des partenaires stratégiques dans le monde entier. Par exemple, nous collaborons avec l’Institut du Cancer de Montpellier, où le robot accompagne les patients dans les salles de radiothérapie.
Quatres simplifications radicales
J.M. : Notre ambition est d’offrir un outil aux professionnels sur place, et c’est pourquoi il est crucial de rendre le robot facile à contrôler et à comprendre, même pour ceux qui n’ont pas une expertise technique. Étant moi-même issu d’un milieu modeste, je suis sensible aux réalités des aides-soignants, secrétaires et infirmiers qui m’entourent. Mon objectif est de leur fournir un outil qui les soutienne dans leur quotidien.
Je tiens à souligner ce point, car nous sommes souvent confrontés à la peur du remplacement, qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle ou des robots. Ce que nous cherchons à faire, c’est augmenter les capacités des professionnels sur le terrain. Nous espérons redonner du pouvoir à ces personnes – et pourquoi pas, un pouvoir presque magique – pour insuffler de la gaieté et de la joie dans des situations complexes. Si nous parvenons à cela, je pense que nous aurons accompli quelque chose d’essentiel.
Votre robot est singulier : il s’appuie sur une sphère pour se déplacer. Quelles sont les innovations des Mirokaï ?
J.M. : Nous avons introduit quatre innovations ou simplifications radicales en robotique humanoïde, répondant à des enjeux complexes : mécaniques, fonctionnels, psychologiques pour l’utilisateur, et bien sûr, liés à la sécurité.
Le premier défi concerne la complexité des robots bipèdes traditionnels. Ces machines nécessitent une dizaine de moteurs, ce qui entraîne des coûts élevés, un poids important, une forte consommation d’énergie et des risques de pannes. La question centrale était donc : comment préserver les fonctionnalités tout en réduisant le nombre de moteurs, le poids et les coûts ?
Notre première innovation, le système de sphère, répond à cette problématique. Certes, ce choix signifie que le robot ne peut pas monter des escaliers. Mais un robot de 30 ou 40 kg en métal qui partagerait un escalier avec des enfants pose des risques majeurs de sécurité. En revanche, nos robots, conçus sur ce système, peuvent circuler partout où un fauteuil roulant passe. Ce design garantit à la fois la sécurité des personnes autour du robot, une réduction significative des coûts et une baisse de la masse totale.
La deuxième innovation majeure réside dans la création du personnage. Nos robots arborent de longues oreilles de 20 cm, un choix esthétique audacieux qui marque une rupture avec l’image classique des robots, souvent inspirés de "Robocop". Mon objectif est de concevoir des robots avec lesquels mes propres parents pourraient vivre, et non des machines intimidantes ou impersonnelles. Nous exploitons ainsi une opportunité unique : celle de créer des personnages chaleureux et accueillants, capables de vivre avec les gens. Cette démarche, bien qu’évidente à mes yeux, reste singulière dans l’industrie.
La troisième innovation touche à la conception des mains du robot. Dans des environnements comme les hôpitaux, il est essentiel que le robot ne puisse pas manipuler d’objets dangereux, comme des médicaments, des couteaux ou même une bouteille d’eau ouverte. Nos mains sont conçues pour saisir uniquement des objets spécifiques, bien définis. Ces objets incluent des accessoires variés comme des chariots, des plateaux, ou encore des présentoirs. Cette approche permet de créer une "frontière de responsabilité" : le personnel, et non le fabricant, est responsable de ce que le robot manipule, renforçant ainsi la sécurité et la simplicité d’usage.
Enfin, notre quatrième innovation repose sur de petits objets que nous appelons "runes", intégrés à l’univers narratif de nos robots. Ces runes servent d’interfaces physiques entre le robot et ses accessoires, comme des chariots ou des plateaux. Le robot ne manipule que des objets équipés de ces runes, garantissant ainsi un contrôle strict. Par ailleurs, en conformité avec les règlements européens sur le RGPD, nos robots ne reconnaissent pas les visages dans les espaces publics. À la place, nous avons conçu de petits badges électroniques, discrets et portables, permettant aux personnes autorisées d’interagir avec le robot, de l’appeler depuis une autre pièce, ou de signaler des interdictions. Par exemple, un badge placé sur un placard à pharmacie avec un symbole d’interdiction empêchera le robot, même doté d’une IA générative, d’accéder à ce contenu. Ces runes et badges donnent aux utilisateurs un contrôle symbolique et pratique du robot, tout en assurant une sécurité optimale.
Combien de robots avez-vous vendu ?
J.M. : Aujourd’hui, notre priorité n’est pas là. Nous collaborons avec des partenaires stratégiques capables de faire évoluer les projets à grande échelle, souvent en démarrant avec des commandes de 4 ou 5 robots. Cependant, notre liste d’attente représente déjà plusieurs millions d’euros. Actuellement, la demande dépasse largement notre capacité de production, ce qui constitue notre principal facteur limitant.
En tant qu’industriels, il est essentiel de trouver un équilibre, car chaque robot vendu implique un accompagnement de notre part.
La rentabilité, est-ce une question pour vous ?
J.M. : C’est une question qui occupe mon quotidien. Je m’efforce de la traiter en dimensionnant précisément nos efforts en recherche et développement, en production, mais aussi en communication et en rayonnement de l’entreprise, afin d’atteindre le point de rentabilité. Pour donner un ordre de grandeur, la société deviendra rentable lorsque nous vendrons 4 000 robots par an. Toutes mes actions sont orientées vers l’atteinte de cette première étape.