Dans un monde de plus en plus dominé par quelques géants du numérique et de la santé, des rachats d'entreprises émergentes soulèvent des questions majeures en matière de concurrence et d’innovation. Derrière le terme de "killer acquisitions" se cache une stratégie de rachat où une entreprise dominante acquiert un concurrent non pas pour développer son activité, mais pour la supprimer, se protéger d’une éventuelle concurrence future, ou simplement récupérer ses données et talents.

Des acquisitions sous le radar

Pour Julie Catala-Marty, avocate spécialisée en droit de la concurrence chez BCLP, les killer acquisitions soulèvent un défi réglementaire majeur, car elles échappent souvent aux seuils traditionnels de contrôle fixés par les autorités. « Ces seuils, généralement exprimés en chiffre d’affaires, sont conçus pour appréhender des opérations d’envergure. Mais dans des secteurs comme la biotech ou le numérique, l’acquisition d’une startup innovante peut avoir un effet anticoncurrentiel sur son marché alors même que la startup ne génère pas de revenus importants », explique-t-elle.

Ce constat a poussé la Commission européenne à revoir sa méthode. En 2021, elle a élargi l’application de l’article 22 du règlement sur le contrôle des concentrations, permettant à une autorité nationale de renvoyer une opération à la Commission même si celle-ci ne dépassait pas les seuils requis. L’affaire Illumina-Grail, emblématique de cette nouvelle approche, a vu la Commission intervenir d’abord pour examiner, puis pour annuler le rachat par Illumina de Grail, une startup spécialisée dans les tests génomiques pour détecter des cancers. « Cette acquisition n’était notifiable ni au niveau de l’Union européenne ni dans aucun État membre. Pourtant, la Commission estimait que l’opération présentait un risque pour la concurrence et l’innovation dans le domaine de la santé et devait être examinée », précise Julie Catala-Marty.

Mais en septembre 2024, la Cour de Justice de l’Union Européenne, a invalidé la décision. Parmi les raisons de ce revirement, Julie Catala-Marty, souligne l’insécurité engendrée par des contrôles ex-post pour réguler ces acquisitions. « Il est essentiel pour les entreprises de pouvoir anticiper les règles du jeu », ajoute-t-elle, plaidant pour un ajustement des seuils de contrôle en fonction des spécificités de secteurs innovants comme la technologie et la santé.

Entre intentionnalité et effets de bord

Laurent Julienne, avocat spécialisé en M&A et private equity au cabinet Lerins, observe quant à lui une réalité plus nuancée. « Les killer acquisitions ne sont pas toujours intentionnelles. Parfois, une startup est simplement écrasée par les processus internes d’un grand groupe, sans que cela soit un objectif initial », analyse-t-il. Pour de jeunes entreprises, souvent agiles et légères, l’intégration à des structures ayant des process plus lourds peut être compliquée.

L’avocat cite également des cas où les changements stratégiques post-acquisition conduisent à l’abandon de technologies pourtant prometteuses. « Un grand groupe peut racheter une startup pour sa technologie, mais décider un an plus tard de miser sur une autre solution, en négligeant la première. Ces situations peuvent survenir, mais il est difficile d’établir une intentionnalité originelle », poursuit-il.

Pour protéger les startups, des clauses contractuelles existent parfois, comme celles garantissant le maintien des équipes ou de la R&D ou encore d’un site pendant une période donnée, tout particulièrement dans le cadre de clauses de complément de prix. « Mais ces engagements sont souvent limités à deux ou trois ans et ne couvrent pas tout », tempère Laurent Julienne. Pour protéger les startups, l’avocat les encourage aussi à se poser les bonnes questions en amont d’un deal. « Lors de la négociation, nous posons systématiquement des questions aux cédants sur leurs priorités post-acquisition autres que financières : souhaitent-ils préserver l’intégrité de leur société, leur dénomination, maintenir les emplois ou garantir le développement de leur technologie ? Mais ce sont des engagements moraux, difficiles à convenir et à formaliser si l’objectif porte sur le long terme », souligne Laurent Julienne.