« Au début, nombreux sont les entrepreneurs que j'ai interviewés qui affirmaient ne détenir aucun secret professionnel », rapporte Benoît Wintrebert, qui vient de publier le livre “Innovation confidentielle”. Cet ancien directeur du programme recherche et innovation du ministère des Armées ajoute : « Toutefois, au fil de leurs succès, ils ont réalisé l'importance et la présence de secrets stratégiques au cœur de leurs opérations, un contraste frappant avec la culture de la transparence qu'ils prônaient initialement. »
« Dans le milieu de l'innovation, j'ai observé un paradoxe frappant : d'un côté des entrepreneurs qui partagent leurs informations de manière presque candide, et de l'autre des acteurs plus calculateurs - VC, incubateurs, grands groupes, ou même d’autres entrepreneurs - qui peuvent avoir des intentions pas toujours alignées avec celles des startups », explique-t-il.
“Beaucoup de naïveté”
« Il y a parfois beaucoup de naïveté dans l'écosystème startup », constate également Jérôme Sartorius, associé membre du comex d’Ipsilon, un cabinet spécialisé dans la protection de la propriété intellectuelle. Celui-ci ne manque pas d’exemples d’entrepreneurs pensant être suffisamment protégés par la signature d’un NDA, alors qu’il n’en était rien… « Souvent, quand une startup fait signer un accord de confidentialité, elle ne prend pas le soin d’en détailler l’objet, ce qui le rend difficilement opposable en pratique », observe-t-il.
En conséquence, les deux experts invitent les entrepreneurs à faire preuve de davantage de perspicacité dans leurs échanges et communications. Car cette absence de culture de la confidentialité peut avoir des impacts dramatiques pour les entreprises concernées : copie, vol de technologie, perte d’un avantage concurrentiel ou de clients…
Développer une culture de la confidentialité
Premier conseil : commencer par développer une culture du secret - ou plutôt de la confidentialité - en interne. « Il y a tout un ensemble de mesures à prendre, en commençant d’abord par identifier ce qui doit relever du secret. Car si vous ne l’identifiez pas, vous ne pouvez pas le protéger efficacement », relève Jérôme Sartorius.
La démarche doit infuser toute la vie de l’entreprise, depuis l’entretien d’embauche - en définissant par exemple ce qui peut être révélé et montré à un candidat - jusqu’au processus d’“offboarding” qui marque le départ d’un collaborateur, en passant par les échanges avec des tiers - par exemple en mettant en place une classification des documents selon leurs niveaux de confidentialité. Le tout, porté par des formations et des initiatives de sensibilisation des équipes.
Asymétrie d’information et “brouillard de guerre”
L’objectif ? Créer une asymétrie d’information, comme le prône Benoît Wintrebert : « identifiez ce qui fait vraiment la différence de votre entreprise, ce qui constitue votre avantage concurrentiel réel, et protégez-le ! ». Néanmoins, l'enjeu n'est pas de tomber dans la paranoïa mais plutôt de trouver le juste milieu : « Il faut parler, créer ce que j'appelle un 'brouillard de guerre', dire suffisamment pour être intéressant et créer de la valeur, mais sans tout révéler. » Il est crucial en effet de comprendre que divulguer un secret stratégiquement à un investisseur peut non seulement susciter surprise et enthousiasme, mais également maximiser et accélérer les opportunités d'investissement.
Car la confidentialité n'empêche pas les collaborations, même entre potentiels concurrents. L'auteur du livre “Innovation confidentielle” cite l'exemple de Thales et de la startup deeptech Exotrail qui, bien que concurrents sur certains dossiers, parviennent à collaborer efficacement. La clé réside dans une gestion fine de l'information partagée et une définition claire des périmètres de collaboration. « Le succès de 'Innovation confidentielle' repose sur sa capacité à transformer des pratiques entrepreneuriales traditionnelles en stratégies de conquête, comme l'ont démontré de nombreuses entreprises ayant adopté ses principes », ajoute-t-il.
Quid des brevets ?
Pour protéger les innovations critiques, notamment celles susceptibles d'être démontées par rétroingénierie, les brevets constituent la meilleure des protections, dans la plupart des cas. Mais les startups se montrent parfois réticentes à breveter leurs technologies, et pas seulement pour des questions de coûts : en contrepartie d’une protection pour une vingtaine d’années, le processus implique en effet de communiquer beaucoup d’informations. Une contrainte avec laquelle il est pourtant possible de jouer… « Tout l’enjeu est de ne divulguer que ce qui est strictement nécessaire pour la délivrance du brevet, en organisant le secret pour le reste », indique Jérôme Sartorius.
De fait, la propriété intellectuelle est encore trop souvent perçue par les startups comme une contrainte, alors qu’elle pourrait devenir un actif stratégique. « Quand une startup lève des fonds ou est cédée, ce sont souvent ses actifs immatériels, en particulier ses marques, ses brevets et son savoir-faire, qui en font la valeur », souligne l’expert. Les investisseurs sont en outre de plus en plus attentifs à la stratégie de protection mise en place par les startups, car elle représente un bon indicateur de la maturité de leur organisation.