Fin octobre, OVHcloud annonçait que Michel Paulin, son directeur général depuis 2018, avait démissionné de ses fonctions d’administrateur et de directeur général de l’entreprise nordiste. Mais la succession était bien préparée, puisque son successeur, Benjamin Revcolevschi, était arrivé dès le mois de mai.
C’est donc une nouvelle ère qui s’ouvre pour OVHcloud avec un nouveau capitaine à sa barre. Ce dernier a effectué son baptême du feu à l’occasion de l’OVHcloud Summit fin novembre à la Maison de la Mutualité, à Paris. L’occasion pour lui de saluer le chemin parcouru depuis un quart de siècle par l’hébergeur nordiste et de se projeter vers l’avenir. Il aura fort à faire alors que le marché européen du cloud est toujours outrageusement dominé par les trois ogres américains que sont Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure et Google Cloud.
OVHcloud peut jouer la carte de la souveraineté, mais pas seulement, pour tirer son épingle du jeu. Benjamin Revcolevschi a accepté de livrer sa vision auprès de Maddyness.
MADDYNESS – Vous avez rejoint OVHcloud il y a quelques mois et vous êtes officiellement devenu le nouveau directeur général de l'entreprise il y a un mois. Avant de rejoindre OVHcloud, vous avez évolué dans différents secteurs, notamment les télécoms comme Michel Paulin.
Pourquoi avez-vous souhaité vous lancer dans le cloud, qui n'est pas un secteur facile, surtout en Europe ?
BENJAMIN REVCOLEVSCHI – Cela fait quand même 20 ans que je suis dans l'informatique et les télécoms. Même chez Neuf Cegetel et SFR, c'est moi qui ai monté des activités cloud à l'époque de SFR et c'était déjà du cloud souverain. Donc cela fait 15 ans je suis engagé dans ce domaine, c'est quelque chose qui me parle. Autour de moi, beaucoup de personnes m'ont dit que je retournais à mes premiers amours en rejoignant OVHcloud.
Après SFR, j'ai travaillé pour une entreprise japonaise, Fujitsu, puis une société américaine américaine, DXC. J'ai pu m'imprégner aussi d'univers différents qui tournent tous autour de cette révolution du cloud. Et on voit aujourd'hui que les usages et tous les modèles applicatifs sont en train de basculer progressivement sur des infrastructures cloud, qu'elles soient publiques ou privées. C'est un monde que j'adore.
Quand OVHcloud m'a appelé, j'ai évidemment sauté le pas. Je ne pouvais pas refuser, car c'est quand même une boîte qui est phénoménale, que j'ai toujours beaucoup admirée, et qui a en plus beaucoup changé ces dernières années. L'entreprise a doublé de taille, elle est devenue un champion français, et même un champion européen, puis un champion mondial. Qui d'autre réussit aujourd'hui à monter un business comme le nôtre aux États-Unis ? C'est notre deuxième pays après la France.
Finalement, cela montre que la souveraineté est un terme qui parle à la plupart des Américains ?
On arrive avec d'autres armes que la concurrence là-bas. Évidemment, on n'y arrive pas avec notre casquette de l'acteur souverain européen, mais on arrive parce qu'on propose une très bonne offre à un bon prix. Et puis les Américains ne parlent pas vraiment de souveraineté, mais plutôt de « privacy » (vie privée, ndlr). Sans compter le fait qu'on a affaire, aux États-Unis, à un écosystème de la tech plus fragmenté sur tout le territoire.
« On ne peut pas réussir juste en mettant en avant la souveraineté »
La souveraineté est un terme qui est revenu à plusieurs reprises lors de l'OVHcloud Summit. Aujourd'hui, est-ce vraiment votre principal levier en Europe pour faire la différence ou est-ce que vous en voyez d'autres ? Car la souveraineté affiche ses limites au bout d'un moment...
De manière globale, nous avons vraiment trois éléments différenciants par rapport aux autres acteurs. D'abord, il y a le prix. A chaque fois que l'on lance une nouvelle offre chez OVHcloud, on se demande toujours comment on peut faire moins cher que les autres. Ensuite, il y a en effet la souveraineté, et le dernier point, c'est la partie sur le développement durable. Donc pourquoi les clients viennent chez nous ? Probablement un peu pour chacun de ces trois points. Mais ce qui est certain, c'est qu'on ne peut pas réussir juste en mettant en avant la souveraineté.
Il faut avant tout être innovant pour proposer de très bons produits à un très bon prix. Personne ne va prendre un mauvais produit, juste parce qu'il est souverain. Il est impératif d'abord d'avoir un bon produit et qui soit attractif en tant que tel. Et si c'est souverain, c'est encore mieux. Après, il y a des secteurs qui sont plus souverains by design, qui eux vont aller chercher ça nativement. Mais ce sont des gens qui étaient « on-premise » chez eux et qui se demandent s'il est temps de sortir pour aller dans un cloud. Et c'est là qu'on répond à cette problématique.
Mais au-delà de ça, je pense que le monde a quand même changé sur cette notion de souveraineté. Il y a dix ans, beaucoup de personnes se demandaient si la souveraineté était nécessaire, ce que cela signifiait... Depuis, la géopolitique mondiale a changé. Les gens ont mieux compris ce terme et saisissent aujourd'hui l'importance pour nos États à garder leur souveraineté économique et technologique. Nous ne sommes plus dans le monde des bisounours.
Pourtant, malgré cette prise de conscience générale, il y a eu l'apparition de coentreprises créées par des grands groupes français et des acteurs américains, comme Orange et Capgemini avec Microsoft (Bleu), ou Thales avec Google Cloud (S3NS).
Michel Paulin, votre prédécesseur, estimait qu'il s'agissait de « voitures américaines peintes en bleu-blanc-rouge ». Il n'avait pas apprécié également que Google évoque un « cloud à la française » pour décrire ses activités cloud en France.
Tout cela n'est-il pas une motivation supplémentaire pour vous pousser à vous dépasser ?
L'intérêt de tout ça, c'est que cela a mis la souveraineté au milieu de la table. Avant, ce n'était pas crédible. Maintenant, c'est le cas et tout le monde se pose des questions face à l'arrivée d'offres différentes. Il est vrai qu'il y a beaucoup d'efforts en marketing pour essayer de faire de la tech souveraine. Mais au final, c'est quoi la vraie souveraineté ? Il faut que tout le monde soit authentique et transparent sur les vrais critères de souveraineté.
« Il faut que le public et le privé se mettent en ordre de bataille pour préserver la souveraineté des données »
Pour grappiller des parts de marché face aux trois géants américains (AWS, Microsoft Azure et Google Cloud), est-ce que vous estimez qu'il faut chasser en meute comme on dit souvent dans la French Tech ?
Oui, absolument. De toute façon, on fonctionne en écosystème. Donc il y a cette logique de chasser en meute, de se serrer les coudes et de défendre nos combats pour faire de la pédagogie. Il y a aussi un combat qu'on essaie de mener tous ensemble, c'est celui de la commande publique. Oui, il y aura forcément des résistances à certains endroits, mais il faut que ça vienne des directions d'administration pour impulser une dynamique. C'est vrai dans le public et c'est vrai dans le privé aussi.
Je pense qu'il nous faut également plus de dirigeants d'entreprise qui prennent position pour digitaliser et s'engager dans l'intelligence artificielle, de manière à tirer tout le bénéfice de ces nouvelles révolutions, mais qui affirment leur volonté de préserver la souveraineté de nos données. Tout ceci, on doit le faire en écosystème en effet.
Et on voit aussi qu'il faut une volonté politique. Lors de l'OVHcloud Summit, Clara Chappaz a eu des mots assez forts en affirmant qu'il n'y a pas d'IA sans cloud, et inversement. C'est aussi un postulat que vous défendez ?
Oui, tout à fait, nous sommes alignés là-dessus. Comme toujours, il faut que les mots se traduisent par des actes. Il y a beaucoup d'efforts de lobbying faits par les acteurs américains, donc il est essentiel de se serrer les coudes. Il faut que le public et le privé se mettent en ordre de bataille pour préserver la souveraineté des données, et plus globalement la souveraineté technologique en Europe.
Ce qui est intéressant, c'est que ce n'est pas qu'un combat européen. Je dis l'Europe parce que c'est là où nous sommes nés. Mais il y a aussi beaucoup d'acteurs, notamment en Asie et même au Canada, malgré leur culture très américano-centrée, qui cherchent une troisième voie entre les Américains et les Chinois. Et cette voie est alignée sur l'Europe, en matière de protection des données et de la souveraineté. C'est là qu'on se rejoint.
« Dans cinq ans, je pense qu'on aura des vrais usages marquants autour du quantique »
Cela fait deux ans qu'on est en pleine hystérie autour de l'IA générative avec ChatGPT qui a suscité beaucoup d'excitation et de craintes. De votre côté, quelle est votre approche pour garder la tête froide concernant l'IA ?
Chez nous, il y a une approche de bon sens paysan. Nous avons notre trajectoire, mais on ne s'emballe pas, on ne s'invente pas des vies qui ne sont pas les nôtres. Nous avons des vraies forces, notamment sur le segment du cloud privé, où nous sommes le leader européen du secteur. Cela pèse 63 % de notre chiffre d'affaires. Là-dessus, on continue à tracer notre voie. Même aux États-Unis, ils cherchent des alternatives. Il y a aussi le cloud public, mais on ne s'emballe pas non plus. On déroule notre roadmap, et dans celle-ci il y a de l'intelligence artificielle parce que les gens ont besoin d'en consommer. Dans ce cadre, on fournit ce qui nous paraît faire sens. On croît notamment au marché de l'inférence pour permettre à nos clients de développer des cas d'usage à partir de l'IA.
Mais on garde la tête froide, on accompagne nos clients dans cette révolution, mais nous ne nous sommes pas positionnés sur le marché de l'entraînement, dont tout le monde parle tout le temps. C'est un domaine qui appelle des dizaines de milliards de dollars mais dont le modèle économique reste encore à prouver.
Lors de l'OVHcloud Summit, Octave Klaba s'est montré très enthousiaste au sujet de l'informatique quantique. Quel est votre regard sur ce secteur qui promet d'être révolutionnaire ?
Dans mes précédentes entreprises, il y avait déjà du quantique. Donc j'avais déjà vu que cette technologie était en train de devenir une réalité. Deux semaines après mon arrivée chez OVHcloud, je suis allé à Croix, dans le Nord, là où on a notre ordinateur quantique que nous avons acheté, car je voulais le toucher du doigt. C'est la première fois que je touchais un ordinateur quantique. Maintenant, non seulement ils existent, mais on les utilise !
La stratégie d'OVHcloud dans le secteur est très intéressante. Il y a cinq ans, la décision a été prise d'investir dans des startups quantiques et de les accompagner. De cette manière, on accélère un écosystème d'ordinateurs quantiques et on démocratise cette technologie, en mettant à disposition sur nos sites web les modèles émulateurs, c'est-à-dire ce qui vous apprend à coder en quantique. La nouvelle étape, annoncée par Octave lors de l'OVHcloud Summit, c'est qu'on construit une plateforme cloud qui va permettre de connecter les entreprises qui veulent bénéficier de la puissance du quantique et les différents ordinateurs quantiques qui coûtent très cher et que tout le monde ne pourra pas s'acheter.
Le secteur en est à un stade où on commence à avoir des dizaines de qubits, voire des centaines de qubits. Mais quand on aura des machines avec des milliers de qubits, on commencera à parler dans des usages qui permettront de faire exploser le quantique. Dans cinq ans, je pense qu'on aura des vrais usages marquants autour du quantique.
« Nous ne sommes pas obligés de battre les géants américains »
Lors de l'OVHcloud Summit, vous avez présenté votre vision pour continuer à faire grandir l'entreprise. Vous avez rejoint cette dernière en mai dernier, quel a été votre cheminement pour dessiner votre feuille de route ?
Quand j'ai rejoint l'entreprise, il y avait cette perspective de transition, donc on l'a préparée. Après, ça peut prendre beaucoup de temps. Dans mon cas, cela a pris six mois, donc ça nous a permis avec Michel Paulin de vraiment œuvrer ensemble avant qu'il me transmette le flambeau. Je suis arrivé en tant que directeur général adjoint en charge de toutes les opérations au niveau mondial, donc c'était déjà un bon moyen de monter en puissance assez vite.
J'ai vraiment bien préparé cette transition avec Michel pour que je puisse prendre en main rapidement un certain nombre d'opérations et comprendre les différents rouages de l'entreprise. J'ai passé beaucoup de temps avec les équipes produit, toutes les semaines, pour bien saisir toutes les spécificités de nos produits et de nos offres. Je suis allé visiter les data centers, à Roubaix, à Gravelines, à Croix, à Londres, à Limburg, au Canada...
Je passe aussi beaucoup de temps avec Octave pour trouver ensemble les bons leviers d'accélération et d'amélioration pour l'entreprise. Aujourd'hui, je pense qu'OVHcloud est la plus belle plateforme qui existe en Europe pour créer une vraie alternative aux acteurs du cloud mondial.
Ce qui vous distingue aussi, c'est que vous avez publié votre roadmap produit qui est accessible en libre-service sur GitHub. Ce n'est pas commun !
Ça, c'est assez impressionnant cette culture d'ouverture de l'entreprise. Sur les réseaux sociaux, Octave prend souvent le temps d'expliquer tout ce qui est fait par exemple. C'est incroyable cette culture de l'entreprise de s'exposer et de jouer la carte de la communauté. On ne joue pas pour nous, on joue pour un collectif.
« Nous ne sommes pas du tout inquiets »
Dernière question, qu'est-ce que vous diriez à vos détracteurs qui pensent que la bataille est perdue d'avance pour un acteur européen du cloud face au trio de tête américain ?
Je leur dis de regarder la trajectoire que nous avons eue depuis 25 ans. Nous, on y croit et on est la preuve que ça marche. Et puis c'est un gros marché qui croît, donc il y a de la place. Nous ne sommes pas obligés de les battre. Nous avons juste à prendre notre place et à offrir une alternative. Et si elle plaît, on va pouvoir offrir un cloud différent et construire une plateforme qui répondra à certains besoins.
Si on a la masse critique de clients et de revenus, cela nous permet de financer les investissements. Ça a marché, ça continue de marcher et ça va continuer de marcher. Nous ne sommes pas du tout inquiets. On n'a pas du tout cette inquiétude que les autres nous prêtent par rapport aux Gafam. On continue à dérouler notre roadmap produit, à prendre nos marchés et à jouer avec nos différences. Nous sommes très confiants.
Et le jour où les États-Unis seront votre premier marché, ce sera une consécration en quelque sorte ?
Ce n'est pas à exclure en effet, mais il faut encore quelques années. C'est l'un des plus grands marchés au monde. Si on capte un petit bout de ce marché-là et qu'on trace bien notre voie, ça pourrait marcher.