15 novembre 2024
15 novembre 2024
Temps de lecture : 12 minutes
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Télécoms, IA, Xavier Niel... : Aude Durand, n°2 d'Iliad, raconte son année hors du commun

GRAND ENTRETIEN – Comme l'an passé, Aude Durand, directrice générale déléguée d'Iliad, était à la baguette pour orchestrer la deuxième édition de la conférence ai-PULSE à Station F. En un an, la jeune trentenaire a changé de dimension. Maddyness a pu s'entretenir avec elle au sein du campus de startups initié par Xavier Niel, qui était venu la contacter sur LinkedIn alors qu'elle n'avait que 27 ans.
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Il y a un an, Aude Durand montait sur la scène de Station F pour animer, dans un anglais impeccable, la toute première édition de la conférence ai-PULSE. Un événement qui revêtait une importance majeure pour Xavier Niel, puisque le fondateur d'Iliad y présentait à cette occasion le laboratoire Kyutai avec Eric Schmidt, ancien PDG de Google, et Rodolphe Saadé, le patron de CMA CGM.

Si Xavier Niel a fait confiance à Aude Durand, ce n'est pas un hasard. Passée par Polytechnique et Stanford, elle a un profil qui a séduit l'homme d'affaires pour l'épauler au sein du groupe Iliad. A 27 ans, cette ingénieure de formation a ainsi reçu un message inattendu de Xavier Niel sur LinkedIn. Ce qu'elle a pris au départ pour une blague s'est finalement transformé en opportunité unique dans une vie.

Aujourd'hui, Aude Durand est la directrice générale déléguée du groupe Iliad. Pour Maddyness, elle a accepté de revenir sur l'année écoulée, durant laquelle elle a pris une nouvelle envergure dans l'écosystème tech et télécoms.

MADDYNESS – Vous avez été propulsée dans la lumière il y a un an lors de la conférence ai-PULSE. Depuis, Kyutai a présenté Moshi et vous êtes devenue la n°2 du groupe Iliad. Comment avez-vous vécu cette année assez folle ?

AUDE DURAND – Ça a été une année assez mouvementée, effectivement. En ce qui concerne l’IA, l'aventure avait déjà commencé pour moi il y a presque deux ans. Avant ai-PULSE, nous avions mis en place notre stratégie pour positionner Scaleway comme leader européen du cloud pour l'IA. Scaleway est maintenant le numéro un en matière de puissance de calcul en Europe. C'est très satisfaisant de se dire que nous avons réalisé des vraies avancées deux ans plus tard, mais il reste encore énormément de choses à construire. Au lancement de ChatGPT, on s’est demandé ce qu'on pouvait faire après ce turning-point pour contribuer à ce que l’écosystème IA se développe en France, et qu'on en soit un des moteurs. Et aujourd’hui, pour la deuxième édition d'ai-PULSE, tout l'écosystème est là. Il y a de plus en plus de participants et il y a de plus en plus d'entreprises qui présentent des solutions qu’elles ont créées avec de l'IA. Dans ce cadre, nous sommes vraiment contents de faire partie de cette dynamique.

Par ailleurs, mon rôle ne se cantonne pas à l'IA au sein d'Iliad. Depuis 2020, je travaille auprès de Xavier Niel sur de nombreux sujets notamment télécoms, en particulier chez Free. Depuis que je suis directrice générale déléguée, donc depuis le mois de mars, j’ai avec Thomas Reynaud la responsabilité des trois opérateurs télécoms du groupe, que ce soit Free en France, Iliad en Italie ou Play en Pologne.  Nous avons élaboré un nouveau plan stratégique ambitieux à horizon 2028. Au-delà de cette vision stratégique, nous sommes présents au quotidien auprès de nos filiales. Notre objectif est non seulement de tendre vers l’excellence opérationnelle, mais aussi de leur insuffler une dynamique d'innovation – par exemple avec l’IA !

Avec tout ça, les journées sont forcément très chargées, mais passionnantes. Chez Iliad et plus largement quand on travaille auprès de Xavier Niel, on ne s'ennuie jamais.

«C'est important de préparer les prochaines vagues d'innovation»

Lors de la première édition d'ai-PULSE il y a un an, Kyutai était dévoilé. Aujourd’hui, comment vous positionnez ce laboratoire dans la galaxie IA face des à des acteurs comme Mistral, OpenAI, Poolside ou encore H ? Est-ce un ovni ?

Je ne crois pas que ce soit un ovni parce que Kyutai participe à l'écosystème open source, même open science de l'IA, qui est un écosystème très riche aujourd'hui. Il y a un an, les grands modèles fermés dominaient le marché. A ce jour, on ne connaît toujours pas les modalités technologiques des modèles derrière les API d'OpenAI et ChatGPT, ni derrière Gemini chez Google. Mais depuis un an, on voit que sur des plateformes comme celle d'Hugging Face, il y a une explosion du nombre de modèles open source disponibles qui sont très performants.

Dans ce contexte, le positionnement de Kyutai est très clair : faire en sorte qu'il existe de l'open source d'excellence sur l'IA en France, et qu'on lui garantisse une forme de pérennité. Qui plus est, les chercheurs de Kyutai n’ont pas besoin de se préoccuper de la construction d'un produit et d'un business model à court terme, et peuvent se concentrer sur de la recherche plus en profondeur. C'est ce qu'explique très bien Patrick Pérez (CEO de Kyutai, ndlr) sur le fait qu'ils souhaitent développer des technologies alternatives vraiment disruptives par rapport aux grands modèles de langage qui existent actuellement. C'est important de préparer les prochaines vagues d’innovation, il faut que l’Europe ne soit pas juste suiveuse.

Nous croyons également à l'open source parce que sur des technologies aussi puissantes que l’IA générative, cela permet une forme d'auditabilité. Si toute la communauté audite les modèles, cela crée une confiance dans la technologie, et améliore son adoption. Enfin, les travaux de Kyutai sont presque de l’ordre de la recherche fondamentale, et c'est génial si cette recherche peut être un bien public. En effet, cela veut dire que toutes les entreprises et les startups qui ont des idées de produits peuvent utiliser le meilleur de la technologie. Nous invitons d’ailleurs toutes les entreprises qui partagent cette vision à contribuer au projet Kyutai.

Vous avez dit qu'il était important d'anticiper les vagues d'après dans l'IA. Et dans ce cadre, cette deuxième édition d'ai-PULSE contenait moins d'annonces fracassantes, mais elle était plus technique pour aller un peu plus en profondeur sur les réflexions dans le secteur. Un peu comme si on sortait enfin de l'hystérie collective dans laquelle nous sommes plongés depuis deux ans avec ChatGPT. Finalement, est-ce que nous ne sommes pas en train de basculer dans une nouvelle phase? Vous avez dit notamment que «les LLM étaient so 2023»...

Je suis contente que vous ayez relevé cette phrase ! (Rires.) Plus sérieusement, je suis d’accord avec vous. L'année dernière, nous avons marqué les esprits par des annonces fortes. Cependant, au-delà des annonces, il est essentiel d'avoir de vraies compétences : des équipes pleinement investies et formées, qui soient capables de déployer les meilleures technologies, et que notre investissement se fasse sur la durée et serve vraiment les développeurs qui vont rentrer en profondeur dans la technicité de l’IA. Et cette année, ces développeurs reviennent à ai-PULSE. Les personnes que nous retrouvons ont progressé sur leur cas d’usage.  Elles ont essayé de jouer avec les modèles qui sont open source ou non, et qui existent déjà.  Elles ont déjà trouvé certaines limites. Elles se demandent comment trouver des cas d'usage qui créent vraiment de la valeur dans leurs entreprises.

Je pense qu'on en est là sur l’IA : une discussion à la fois marketing et produit, et aussi extrêmement technique. Les dev/ops se posent aussi la question : «Quel est le hardware que je choisis ?» ; certains GPUs sont très demandés mais restent chers, des alternatives émergent mais restent assez discrètes pour l’instant...

Quoiqu’il en soit, il ne faut peut-être pas utiliser l’IA pour tout et n'importe quoi. Une requête à ChatGPT, c'est 10 fois la consommation énergétique d'une requête à Google. Si c’est pour demander la météo, c'est tout de même un peu dommage.

«Il y a une révolution technologique profonde et on commence à voir les cas d'usage qui vont émerger»

A vos yeux, est-ce qu'on arrive à un stade où l'on va voir les acteurs qui font preuve de maturité dans le secteur et les «imposteurs» ? Avec la crise du financement dans la tech, les masques sont en train de tomber d'une certaine manière...

Oui, mais c'est la même chose avec tous les buzzwords, comme les cryptomonnaies et le métavers. En revanche, je pense que l'IA n'est pas juste un buzzword, dans la mesure où l'on voit qu'il y a une révolution technologique profonde et on commence à voir les cas d'usage qui vont émerger. C'est une question de temps pour que la technologie mature.

C'est cela qui est passionnant dans les conférences que nous avons pu suivre lors de cette édition d'ai-PULSE, qui sont vraiment plus pointilleuses d'un point de vue tech. L'année prochaine, j'espère que nous aurons encore avancé sur ce sujet et qu'il y aura plus de cas d'usage concrets qui seront apparus, et des entreprises qui pourront démontrer cette valeur.

Quand vous êtes sortie de scène après votre échange avec Renée James, présidente d'Ampere Computing, vous avez déclaré être fière car il s'agissait de votre premier «female talk in tech». Quel est votre regard sur la place de la femme dans l'IA ? On a le sentiment que c'est encore compliqué...

La place de la femme dans l'IA, c'est comme la place de la femme dans la tech. c'est comme la place de la femme dans les études supérieures en ingénierie, en mathématiques, en physique... Malheureusement, la racine de ce problème est très profonde. Pour ma part, ça fait plus de 15 ans que je suis dans des études, puis des milieux professionnels où je suis en minorité, donc j'ai fini par ne presque plus m'en apercevoir, jusqu'au jour où on rencontre des femmes comme Renée James. Elle est extraordinaire, cela fait plus de 30 ans qu'elle est dans l'industrie des semi-conducteurs. C'est de la tech hardcore ! Elle a aussi travaillé avec Andy Grove (co-fondateur d'Intel, ndlr), une légende de la Silicon Valley. Bref, c'est une force incroyable dans la tech.

Sur scène, elle a voulu montrer qu'elle savait parler des sujets micro et macro. Elle est hyper pointue sur la technologie et en même temps elle m'a dit qu'elle avait lu avec attention le rapport Draghi parce que c’est un sujet important. C'est ce genre de femme qui mérite d’être mise en avant dans l'écosystème pour donner envie à plus de jeunes filles d'aller dans la tech, qu'elles se disent : «Moi aussi, je veux le faire !»

Il n'y a pas assez de femmes dans ce milieu, même si on peut également citer Lisa Su d'AMD évidemment. Il faut qu'il y en ait plus. Pour cela, il faut que cela commence dès le collège, le lycée, peut-être même avant. Je pense qu'il faut vraiment changer de mentalité. Les maths, les sciences, ne doivent pas faire peur aux jeunes filles. Cela ne nécessite que de la logique, et les femmes sont hyper logiques.

«Les premières versions de l'AI Act n'avaient rien de choquant»

Sur scène, vous également échangé avec Clara Chappaz, la secrétaire d'État en charge de l'IA et du Numérique. Vous avez notamment évoqué l'AI Action Summit à Paris en février prochain. Quelles sont vos attentes autour de cet événement ?

C'est fantastique de l'avoir appelé AI Action Summit, car AI Safety Summit ça faisait peur ! (Rires.) Non pas que la sûreté autour de l'IA ne soit pas un sujet important, mais c'est quand même dommage de dire que c'est le seul sujet dont on doive débattre à l'échelle internationale. L'année dernière, nous avions organisé ai-PULSE quelques semaines après l’AI Safety Summit et Eric Schmidt (ancien patron de Google à l'origine de Kyutai avec Xavier Niel et Rodolphe Saadé, ndlr), qui avait participé à ce sommet, avait expliqué que les organisateurs ne prenaient pas le sujet par le bon bout.

Pour l'instant, il y a des très bonnes intentions qui sont montrées en France, on attend avec impatience de voir ce que ça va donner.

Cependant, l'AI Act a fait grincer des dents dans la French Tech...

Le point de départ de l'AI Act remonte à au moins trois ou quatre ans avant ChatGPT pour réglementer les usages autour de l'IA. Par exemple, faire du scoring social sur tous nos citoyens comme en Chine, ce n'est pas forcément souhaitable. Je pense donc que l'AI Act partait d'une très bonne intention : il y a des cas d'usage qu'on ne souhaitera pas autoriser en Europe, parce qu’ils ne font pas partie de nos valeurs démocratiques.

Les premières versions de l'AI Act n'avaient rien de choquant. Des éléments sur l'IA générative ont été ajoutés en dernière minute, peut-être pour coller à l'air du temps, mais ces éléments ne veulent pas dire grand-chose de très concret à date. Ce qui devient inquiétant, c'est qu'on se demande : «Comment est-ce qu'ils vont faire pour traduire ça concrètement en implémentation sans que cela devienne un casse-tête ?»

J'ai confiance dans le processus et dans notre puissance publique française pour essayer de défendre cette position. Il est essentiel de ne pas inhiber la recherche et le développement des modèles, tout en trouvant des solutions pour encadrer les usages. Et le faire dans un cadre qui soit facile à suivre, en évitant de créer un millefeuille réglementaire qui devienne un poids pour les entreprises. Bref, j'ai envie d'être optimiste.

«Tant que Xavier Niel me fera confiance, je resterai»

Pour finir, une question plus légère. C’est Xavier Niel qui est venu vous chercher. A force de le côtoyer et de travailler avec des entrepreneurs et des ingénieurs au quotidien, vous n’êtes pas tenté parfois de passer de l’autre côté et de devenir entrepreneure à votre tour ?

Il ne faut jamais dire jamais. Ceci étant dit, j'ai une chance inouïe de travailler avec un fondateur comme Xavier Niel qui est quand même incomparable. Il m'a beaucoup appris ces quatre dernières années et il m'a fait confiance sur un rôle avec une envergure folle. J’ai parfaitement conscience que c'est une chance inouïe.

Une chance arrivée sur LinkedIn quand même...

Exactement ! Il n'y a vraiment que lui pour prendre ce type de risque-là ! Il a décidé de le prendre avec moi et c'est le genre de chose qui change une vie. Je lui serai éternellement reconnaissante. Tant qu'il me fera confiance, je resterai. Bien sûr, c'est quelqu'un qui sponsorise beaucoup les entrepreneurs, peut-être que si j'ai une idée un jour, il investira dans ma boîte. Mais pour l'instant, ce n'est pas du tout à l'ordre du jour.

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Aude Durand, directrice générale déléguée du groupe Iliad. Crédit : Maddyness.