Plus de 130 représentants des ressources humaines assistaient dernièrement au dîner-débat organisé hier par le club privé destiné aux décideurs en ressources humaines de grandes organisations. Conférencière et serial entrepreneuse, Emmanuelle Duez s’est successivement glissé dans la peau d’une économiste, d’une manager de proximité, d’une dirigeante d’entreprise et enfin d’un DRH pour dresser un portrait saisissant du désengagement au travail.

Un tsunami silencieux

"S'engager, c'est faire le choix de ses valeurs, parfois au détriment d'autres intérêts", a-t-elle rappelé en préambule. Une définition du commando marine qu'elle estime particulièrement éclairante dans le contexte professionnel actuel. "L'engagement a un prix, a-t-elle ajouté avant d’énumérer une série de données chiffrées assez édifiantes pour déconcerter l’assemblée de spécialistes des ressources humaines, 85 % des salariés se disent peu ou pas engagés dans leur travail, quel que soit leur secteur d'activité, leur âge ou leur statut. Plus encore, 18 % avouent être activement désengagés, et un quart d'entre eux pratiquent le présentéisme. Ce constat est d'autant plus préoccupant que seulement 6 % des salariés français se déclarent véritablement engagés, plaçant notre pays à la dernière place du classement européen en la matière."

Des chiffres qui font l'effet d’un coup de poing : "Pour couronner le tout, la productivité horaire a reculé de - 5,2 % entre le premier trimestre de 2019 et le dernier trimestre de 2023, alors que nous étions jusqu'en 2014 les champions européens de la productivité. Nous sommes désormais les champions de l'absentéisme avec une augmentation de + 41 % de l'absentéisme entre 2018 et 2022. Le nombre de démissions de cadres a, quant à lui, bondi de 390.000 en janvier 2020 à 490.000 au dernier trimestre de la même année."

Une évolution aux lourdes conséquences financières, puisqu'elle le rappelle "le remplacement d'un salarié coûte en moyenne 37 % de son salaire annuel"

Un trésor pour l'entreprise

Et pourtant, l'engagement des salariés est un véritable trésor pour les entreprises. Comme l'a souligné la fondatrice de l'association WoMen'Up et du cabinet de conseil The Boson Project, 23 % des profits sont directement liés à l'implication des collaborateurs les plus engagés. "L'engagement est un trésor, un levier essentiel pour la performance, l'innovation et la résilience. Les entreprises qui ont su cultiver un modèle d'excellence humaine, comme Leroy Merlin durant la pandémie, ont démontré leur capacité à surmonter les crises et à se démarquer de la concurrence. C'est ce qu'on appelle la symétrie des attentions. Prendre soin des salariés, c'est s'assurer qu'ils prennent soin des clients", a-t-elle rappelé.

Loin de se contenter d'un constat alarmant, Emmanuelle Duez a néanmoins tenu à proposer des pistes concrètes pour inverser la tendance. Selon elle, renforcer le sentiment d'appartenance, favoriser l'épanouissement professionnel, encourager l'apprentissage continu et cultiver l'esprit d'équipe sont autant de leviers essentiels pour redynamiser les organisations. "N'oublions pas que le mot compagnie vient de “con panis”, partager le pain. Le premier levier d'engagement c'est l'autre, c'est l'interdépendance de la chaîne. Il n'y a qu'à regarder le fonctionnement d'un porte avion pour le constater, si celui qui épluche des pommes de terre jette ses épluchures au moment de l'appontage, les goélands surgissent, on perd le pilote, l'avion et le bateau", a-t-elle imagé.

Aux managers, l’équilibre

Parmi les nombreux paradoxes auxquels doivent faire face les managers, celui de devoir jongler entre mise à distance du travail et le passage de l'intime à l'extime, un paradoxe gagnant pour plus d'engagement. "Comme l'illustrent les nombreux témoignages de managers, une nouvelle phrase s'est imposée : “moins de travail dans la vie et plus de vie au travail”. Ce changement de perspective est confirmé par les chiffres : entre 2018 et 2022, la part des employés prêts à sacrifier leur temps libre pour gagner plus d'argent a chuté de moitié, passant de 62 % à 38 %. À l'inverse, ceux qui privilégient le temps à l'argent sont passés de 8 % à 61 %", a-t-elle rappelé.

La conférencière l’affirme : "La pandémie a brouillé les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle, imposant un rythme effréné. Lorsque le calme est revenu, il a été difficile de se déconnecter, tant les deux sphères s'étaient entremêlées. Ce passage de l'intime à l'extime s'est traduit par une prise en compte accrue de problématiques personnelles au sein de l'entreprise, comme l'endométriose, les maladies prostatiques ou les questions d'aidants. Les salariés d'aujourd'hui ne veulent plus sacrifier leur vie personnelle au profit de leur carrière, d'autant plus que la promesse d'une ascension sociale semble s'éloigner. Le travail reste important, mais il ne doit plus être au centre de toutes les préoccupations."

Tout en rappelant la nécessité de trouver le juste équilibre puisque les propositions des conditions de travail de plus en plus attractives (flexibilité, rémunération) pour faire face à la pénurie de talents, ont fait peser le risque de créer une surenchère qui, à terme, a fragilisé l'engagement des employés.

Le triptyque gagnant des dirigeants

Emmanuelle Duez a ensuite invité l'auditoire à se glisser dans la peau d'un dirigeant confronté à la "permacrise". Pour elle, trois qualités sont essentielles pour naviguer dans ce contexte complexe : le courage, l'intelligence stratégique et la fantaisie.

"L'intelligence du dirigeant dont on parle c’est une forme de plasticité du leadership : avoir des plans sur 6 mois et une étoile polaire sur 20 ans. Au courage et l'intelligence de stratège, s’ajoute la fantaisie. La fantaisie comme une capacité à faire face dans un monde d'incertitude et d'angoisse. Le rôle du dirigeant c'est d'inoculer de la joie, la joie de bosser dans une boîte où la force du travail permet de vivre une aventure d'innovation, de transformation exceptionnelle, la joie d'inventer demain", a-t-elle rappelé.

Des DRH ​​à la recherche d'un nouvel équilibre

Devant 130 représentants des ressources humaines des plus grandes organisations françaises, Emmanuelle Duez ne pouvait faire fi de la situation complexe des DRH. Elle a souligné la nécessité pour eux d'accepter l'évolution du rapport au travail et les a enjoints à faire le deuil d'une certaine forme d'engagement : "le monde d'hier est révolu", a-t-elle dit. Cependant, elle a précisé que faire le deuil d’une certaine forme ne signifie pas y renoncer tout court et qu’il s'agissait plutôt d’une adaptation des stratégies. "Il faut choisir ses combats et ne pas chercher à recréer le passé. Certains modèles économiques reposaient sur une intensité d'engagement qui n'est plus tenable aujourd'hui. Il faut apprendre à naviguer dans un monde paradoxal où coexistent le désir de flexibilité et le besoin de sens, la guerre des talents et la guerre de l'engagement", rappelle-t-elle.

Au cœur du sujet, l'importance cruciale des managers de proximité : "C'est la population sur le front. Ils sont fondamentaux. Il faut prendre soin d'eux, les écouter, les accompagner dans leurs missions. Ils sont souvent les premiers à ressentir les tensions et les paradoxes du monde du travail actuel. Il faut, de fait, les outiller et les soutenir, les professionnaliser, les rendre robustes pour qu'ils puissent continuer à leur tour à motiver leurs équipes et à faire face aux défis de demain."

Face à l’érosion de l’engagement, et avant de se prêter au jeu des questions-réponses, la conférencière a également invité l’audience à questionner les projets de transformation et l’approche du commun en préférant, notamment, l’équité à l’égalité.