«Une situation d’association peut, comme un mariage, conduire vers une zone de conflit», analyse Alexandre Bellity, cofondateur et CEO de Cleany. Cette analogie entre association business et mariage, nous avons l’habitude de la lire ou de l’entendre. Et comme les histoires d’amour qui finissent mal, une association entre fondateurs peut finir en divorce.
Alexandre Bellity et Emeric Ernoult, cofondateur et CEO d’Agorapulse, sont passés par ce processus de séparation avec leurs associés respectifs. Ils ont accepté de témoigner de ces «divorces» pour Maddyness. L’associé d’Emeric Ernoult a quitté Agorapulse en bons termes, au bon moment et cela s’est fait en douceur. Au contraire, Alexandre Bellity a vécu une séparation professionnelle très conflictuelle en pleine période Covid. Avec le recul, il partage les enseignements de cette période.
«Il faut se demander comment ça va»
«J’étais isolé dans mon rôle de CEO», se souvient Alexandre Bellity. «J’étais persuadé de sauver notre projet en gérant la partie levée de fonds, mon associé s’occupant de toute la partie opérationnelle. Nous fonctionnions en silos. Cela a créé des tensions.» Il reconnaît que la communication n’était pas le point fort du duo. Or, on ne le répétera jamais assez -comme dans un mariage- c’est essentiel. «Les entrepreneurs assument tellement de responsabilités et de stress que, sans échanges réguliers pour se donner du feedback et se considérer mutuellement, il existe une probabilité de conflit non négligeable.» Lorsqu’on sent des tensions monter, il ne faut pas attendre pour en discuter. Pour Alexandre Bellity, comme pour Emeric Ernoult, ces moments de discussion doivent être sacralisés. «Il faut anticiper ces moments très tôt dans la relation, quand tout va bien, en instaurant une gouvernance dans laquelle on peut se parler ouvertement, se poser des questions, se livrer…», partage le fondateur de Cleany. La séparation est parfois la seule issue possible et cela ne doit pas être vécu comme un échec.
Cependant, pour Alexandre Bellity et son ancien associé, les différends étaient trop importants. La séparation a été douloureuse et comme dans un divorce, il a fallu s’entourer d’avocats. Une expérience très difficile. «Mon conseil, avec le recul, serait de dessiner au maximum le deal en amont et de ne faire intervenir des avocats que pour formaliser le côté légal. J'éviterais que les avocats ne s’impliquent trop dans les négociations.»
«On ne nous doit pas notre titre de CEO»
Du côté d’Agorapulse, la séparation est arrivée dans un contexte plus doux, de divergences d’ambitions personnelles et de trajectoire de l’entreprise. «Il aurait rêvé d’une startup dirigée par le produit, très drivée par la tech. Or cela ne fonctionne plus pour nous aujourd’hui. Il faut une entreprise ‘sales led’, où le marketing et les sales sont le moteur de croissance», analyse Emeric Ernoult. Son ancien associé n’a plus de rôle dans l’entreprise même s’il a gardé ses parts. «On nous doit notre titre de fondateurs pour ce que nous avons réalisé. On nous doit notre rôle d’actionnaires puisque nous avons des parts de l’entreprise», reprend le CEO d’Agorapulse. «Mais on ne nous doit absolument pas notre job de CEO ou de CTO. C’est à nous d’aller le mériter, d’aller le gagner mois après mois. C’est souvent sur ce point que les fondateurs se trompent», insiste l’entrepreneur.
CEO, CTO, top executives, ce sont des métiers différents de celui de monter sa startup à partir de rien. À des moments de croissance charnière comme la course à la rentabilité, le passage à l’échelle, l’agrandissement des équipes ou encore l’expansion internationale, diriger une entreprise ou une business unit demande des compétences différentes de celle de création. «Il faut rester très humble et se demander régulièrement si l’on est le meilleur CEO, CTO, etc. pour l’entreprise que l’on a créée. Je me pose cette question régulièrement et je la pose à mon board et mon équipe également» Le board, les actionnaires et les proches collaborateurs ont aussi un rôle à jouer dans ces moments de transition pour alerter les associés-fondateurs lorsqu’ils atteignent leur plafond de verre.
Une fois la décision prise, il faut l’accompagner et organiser une transition pour l’entreprise mais aussi pour celui qui quitte l’opérationnel. Enfin, le cofondateur peut rester au board. Il n’est pas forcément question d’exclure complètement l’associé de son “bébé” mais bien de faire grandir l’entreprise et donc… ses parts.
L’avis de l’avocat, Cédric Dubucq, associé au cabinet Bruzzo-Dubucq :
Faut-il faire part de ses désaccords à ses actionnaires ?
Naturellement. Il y a une réponse juridique et non juridique. Non juridique d’abord. Le dialogue entre actionnaires est fondamental au bon fonctionnement d’une entreprise et c’est d’ailleurs à cela que servent les assemblées générales où tous les actionnaires ont, au moins, le droit de participer et de poser des questions. Juridique ensuite. Le désaccord de l’actionnaire s’exprime par le vote. L’intensité de son désaccord sera proportionnelle au capital qu’il détient. Attention aux abus ! Un véto excessif peut donner lieu à de lourdes sanctions. Louis XVI l’a appris à ses dépens.
Si un cofondateur prend la décision de partir, comment gérer son départ sur le plan financier ? Conseillez-vous de racheter toutes ses parts ?
Il y a plusieurs techniques pour faire en sorte que l’actionnaire reste à la maison et n’aille pas voir ailleurs. L’entreprise peut se montrer castratrice, en stipulant une clause d’inaliénabilité qui l’empêchera temporairement de céder ses actions. S’il est particulièrement coureur de jetons, c’est au portefeuille qu’il faut taper en stipulant une clause de bad leaver qui lui fixera par avance un prix de vente désavantageux pour ses actions en cas de départ fautif. Dans tous les cas, il faudra prévoir une procédure d’agrément dans les statuts pour contrôler la venue des indésirables …
Côté protection des données de l’entreprise, quelles sont les démarches à effectuer ? Faut-il prévoir une clause de non-concurrence ? Côté image de l’entreprise, faut-il signer un accord de confidentialité sur les conditions du départ ?
Le droit des sociétés n’enchaîne pas l’associé à sa société. C’est un contrat, pas un mariage ! Ce n’est pas un mariage dans le sens où l’associé n’est pas tenu de ne pas concurrencer sa société ni de l’en informer. C’est un contrat dans le sens où le rédacteur d’actes peut tout à fait prévoir une clause de non-concurrence et organiser ses libertés. En revanche, les informations confidentielles sont protégées par la loi. Mais rien ne vaut une protection contractuelle !
Le départ d’un actionnaire, surtout s’il occupe en plus des fonctions de dirigeant, doit se faire dans les conditions les plus loyales possibles puisque tout manquement de l’entreprise au principe du contradictoire et à la courtoisie pourra offrir à l’actionnaire une action en responsabilité. Bien sûr, moins le départ fera de vagues, mieux cela sera.