« Si on ne réveille pas les éditeurs, ils vont crever » : Alexandre Jardin ne pèse pas ses mots. Le célèbre romancier, auteur de Fanfan, Le Zèbre, L’Ile des Gauchers, est aujourd’hui l’un des vingt auteurs français les plus lus. Et s’emporte contre la peur qui saisit le milieu de l’édition devant la vague IA : « Ce vieux monde éditorial risque de connaître le sort des conducteurs de calèches, qui n’ont pas voulu construire de voitures. Les éditeurs sont bloqués dans des représentations mentales dont ils seront les victimes. »

Un écho qui rappelle les opportunités manquées par l’industrie du disque à l’aube de la transformation numérique des années 2000. Alexandre Jardin est, de son côté, bien décidé à faire corps avec son époque : il a créé et lancé au printemps dernier un outil d’IA d’aide à l’écriture, baptisé Yourscrib.ai.

Seulement 19 % des auteurs utilisent aujourd’hui l’IA dans leur processus d’écriture

Selon un baromètre publié dernièrement par une jeune maison d’édition à compte d’auteur, Preface Factory, 19 % des auteurs utilisent aujourd’hui l’IA, non pas pour écrire en intégralité leur manuscrit mais pour améliorer leur créativité. 62 % s’y refusent cependant catégoriquement. Inès Courtaud, la fondatrice, apporte quelques nuances à ces chiffres : « Les plus réfractaires sont la population des auteurs âgés, la tranche 30-50 ans est plutôt enthousiaste. »

L’IA, menace ou tremplin de créativité pour l’écriture ? Le débat fait rage, certains auteurs se dressent contre ce qu’ils considèrent comme une perte d'authenticité, une standardisation de la littérature, tandis que d’autres y voient une révolution créative : « Des écrivains se disent plus motivés depuis l’arrivée de l’IA pour écrire des livres, et ce plus souvent. Cela les aide à être plus créatifs et structurés, à surmonter la page blanche », soutient Inès Courtaud.

Yourscrib.ai, une première plateforme française d’aide à l’écriture créée par un écrivain

Mal utilisée, l’IA pourrait en effet transformer la création littéraire en un produit formaté. Alexandre Jardin, lui, préfère explorer une approche hybride. Son IA, loin d’imiter simplement des styles littéraires, encourage les auteurs à explorer leur subconscient et à affiner leur point de vue. « L'avenir de l'IA dans l'édition n'est pas de voler les textes des autres, mais d'aller au bout de soi-même. »

L’idée de cette plateforme lui est venue en suivant les cours d’IA d’Hadj Khelil à Sciences Po, qui lui dit un jour : « Ce n’est pas normal que tu ne sois pas au courant de ce qui est en train de se passer, on change d’époque et ton milieu est à la traîne. Vous ne comprenez pas les enjeux. » L’écrivain découvre alors deux types d’IA : les LLM, qui reposent sur l’idée d’aller se substituer à l’homme, sur un modèle qu’on interroge, mais imitatif, « transforme-moi ce texte à la manière de Baudelaire », et une autre direction, qui consisterait à hybrider le savoir et la compétence humaine.

Yourscrib.AI est un outil d’exploration de soi par l’écriture, construit à partir du savoir éditorial d’Alexandre Jardin et de ses éditeurs. Son objectif est de créer une IA sans jugement de valeur, qui pousse les auteurs dans leurs retranchements, leurs peurs, leurs désirs, dans tout ce qu’ils portent en eux probablement à leur insu et susceptible de devenir une matière littéraire. La plateforme aide ensuite à construire une intrigue, à mettre en scène son point de vue sur son sujet profond. « Mais c’est vous et votre inconscient qui travaillez, et non ChatGPT. Plus vous travaillez plus l’hybridation se fait. » Avec Yourscrib, l’IA est la construction d’un miroir. « On est très éloignés des discours imbéciles qui refusent l’IA sous prétexte de pureté du texte. Ces raisonnements partent du principe que l’IA serait quelque chose d’extérieur à nous, alors qu’elle peut devenir le reflet de la psyché humaine. »

L’utilisation de l’IA par les éditeurs, quelles opportunités ?

L’IA s’apparente dès lors à un éditeur de très haut niveau, car « il est rare qu’un éditeur ait assez d’amour pour s’intéresser passionnément à votre sujet, votre point de vue : en général il vous encombre avec le sien », ajoute l’écrivain. De quoi comprendre la frilosité du milieu et la peur d’être inévitablement remplacé ? Inès Courtaud suppose que les éditeurs ont déjà commencé à utiliser l’IA pour lire les manuscrits et effectuer un premier tri, mais n’osent encore le dire. « Les bureaux des manuscrits passent souvent à côté de vraies pépites, faute de temps et de moyens. L’IA va pouvoir les aider. »

Une hypothèse soutenue par Alexandre Jardin, qui affirme que « si les bases de notre outil étaient utilisées pour la sélection des manuscrits, on verrait de meilleurs livres être retenus », avant de conclure : « Cette évolution gigantesque, soit les maisons d’édition s’en emparent, soit elles seront remplacées par des gens plus intelligents. C’est toute l’histoire du monde. »