75% des nouveaux médicaments proviennent des biotechs. Le cycle de vie de ces startups qui cherchent et développent de nouveaux produits pharmaceutiques est bien différent des jeunes pousses du logiciels. Pourtant, les mécanismes de financement, lever des fonds en capital-risque, sont les mêmes. Sofinnova Partners soutient ces jeunes pousses de la biotech ou de la medtech depuis une cinquantaine d’années et est à l’origine de nombreuses success stories dans le secteur. Avec 2,8 milliards d'euros sous gestion, Sofinnova Partners est incontournable.
Antoine Papiernik a rejoint le fond d’investissement en 1997. En 30 ans, il a assisté aux mutations du secteur et est aujourd’hui témoin de l’irruption de l’intelligence artificielle générative. Après une carrière dans la finance entre l’Europe et les Etats-Unis, Antoine Papiernik revient à Paris et choisit de se spécialiser dans les “sciences de la vie”. Rien d’étonnant pour ce fils de médecins-innovateurs. “C’était une évidence”. Son père, Emile Papiernik, gynécologue-obstétricien, est un pionnier de la fécondation in vitro.
Antoine Papiernik dévoile, pour Maddyness, les leviers d’un secteur parfois hermétique pour les non-initiés.
Aujourd'hui, est-il indispensable d'avoir suivi des études scientifiques pour devenir investisseur dans le domaine des sciences de la vie, comme la biotech ou la medtech ?
Il est effectivement très difficile de se lancer dans ce secteur sans avoir un solide bagage scientifique. Les exigences y sont très élevées. Notre équipe est constituée de médecins, de chirurgiens et de scientifiques expérimentés, chacun apportant son expertise spécifique. Pour ma part je ne suis ni scientifique ni médecin, mais je ne me recruterai jamais chez Sofinnova aujourd’hui !
Quelle est la place de l’instinct dans vos décisions d’investissement ?
Nous devons bien sûr analyser tous les éléments scientifiques et techniques des projets que nous recevons. Cela dit, lorsqu’il faut prendre une décision, l’instinct joue effectivement un rôle clé. Investir dans une entreprise ou une équipe, c'est un peu comme assembler un puzzle de 10 000 pièces alors que vous n’en avez que 2 700 pour vous projeter dans l'image finale. Vous vous demandez encore si le résultat sera une Mona Lisa ou une toile de Monet. Dans notre cas, nous ne disposons que d'une fraction des éléments pour prendre une décision.
Il faut savoir composer avec l'incertitude. Les chercheurs eux-mêmes évoluent constamment dans l'incertitude, avec l'espoir de découvrir quelque chose. À un moment donné, il faut se décider et accepter de faire le saut dans l’inconnu. C'est à ce moment que l'instinct prend le dessus. Nous analysons tout ce qui est à notre disposition, mais cela ne représente souvent que 3 000 pièces sur un puzzle de 10 000.
Dans ces 3 000 pièces, quels sont les éléments indispensables à considérer ? Quels sont vos critères ?
Le premier critère est la science. Il est essentiel de vérifier si l'axe de recherche est pertinent dans le contexte scientifique global. Comme pour tout sujet, on ne regarde pas une photo figée mais un film en continu. Ainsi, nous devons nous demander où nous en sommes dans ce « film scientifique » : au tout début, en plein développement ou près de la conclusion ?
Il est crucial de bien comprendre la science sous-jacente, les dynamiques de recherche et leur stade d'avancement, car nous investissons dans un produit qui sera, à terme, administré à des patients. Par conséquent, le niveau de risque varie considérablement selon que le produit est à deux ans des essais cliniques ou que des premiers résultats cliniques sont déjà disponibles.
Nous portons également une attention particulière aux aspects réglementaires, car nous évoluons dans une industrie extrêmement encadrée.
Ainsi, trois éléments sont fondamentaux à analyser : la science, l'avancement clinique et le cadre réglementaire. Le quatrième point essentiel est la propriété intellectuelle. Sans brevet, il est impossible de progresser. La propriété intellectuelle permet de protéger les médicaments et les instruments pendant 20 ans, période durant laquelle il faut maximiser le retour sur investissement.
« Un à deux ans et deux milliards d’euros pour développer un médicament »
En quoi l'investissement dans le secteur de la santé se distingue-t-il de l'investissement en capital-risque plus traditionnel, comme dans le domaine des logiciels ou de l'informatique ?
L’investissement en santé nécessite beaucoup de temps et de capitaux. Aujourd’hui, on estime qu’il faut environ un à deux milliards d’euros pour développer un médicament, et au moins dix ans pour y parvenir. Il est donc crucial de maximiser le retour sur investissement, car le rapport au temps est très différent.
Les startups dans lesquelles nous investissons ne génèrent pas de chiffre d'affaires pendant 10 à 15 ans et sont chroniquement déficitaires pendant longtemps. Leur objectif est de développer un produit au travers des étapes précliniques et cliniques jusqu’à sa mise sur le marché puis sa commercialisation.
Les entreprises que nous soutenons jouent souvent un rôle d’intermédiaire vers le patient. Beaucoup d'entre elles établissent des partenariats avec les grands groupes du domaine pour commercialiser leurs produits. La plupart du temps, ces entreprises démontrent leur capacité à développer un produit innovant pour une population de patients ayant un besoin vital. Les grands groupes pharmaceutiques reconnaissent alors l’intérêt de ce produit, l’acquièrent par le biais de licences ou rachètent l’entreprise d’origine, puis le diffusent. Environ 75 % des nouveaux produits pharmaceutiques proviennent de la biotech, car l’industrie pharmaceutique externalise désormais une grande partie de sa R&D.
Cela est relativement récent. Il y a trente ans, lorsque j'ai commencé dans ce secteur, les grands groupes pharmaceutiques développaient leurs propres produits avec des équipes R&D internes très importantes.
En l'espace de 30 ans, ce modèle a complètement changé. L'innovation provient désormais principalement des petites et moyennes entreprises de biotechnologie, qui la transfèrent ensuite, par licence ou acquisition, aux grandes entreprises pharmaceutiques. Le secteur a compris l’importance de détecter l’innovation et de l’exploiter. Les grands groupes ne sont pas les plus innovants ; ce sont les plus petites structures qui portent cette dynamique.
Les possibilités de sorties sont donc assez limitées : rachat ou partenariat ?
Il y a également la possibilité de l'introduction en bourse (IPO). Certaines entreprises choisissent de se coter en bourse et de développer leur propre activité. Bien que ce soit plus compliqué lorsque les marchés sont fermés, plusieurs entreprises de notre portefeuille ont prouvé qu'elles pouvaient atteindre un chiffre d'affaires significatif en suivant cette voie.
En réalité, ces trois options – rachat, partenariat, ou IPO – sont similaires à celles des entreprises technologiques. Cependant, dans l’industrie pharmaceutique, il existe un besoin vital pour nos produits. Les grands groupes pharmaceutiques sont quasiment obligés de racheter nos sociétés pour rester compétitifs, et il existe une multitude d’acquéreurs potentiels. Rien qu’au Japon, il y a environ 100 entreprises pharmaceutiques. Certaines biotechs sont même devenues des géants, comme Amgen ou Biogen. Sofinnova, par exemple, faisait partie des fondateurs de Biogen il y a 40 ans.
Il est donc possible de réaliser des ventes importantes et de démontrer à nos investisseurs que notre travail a de la valeur. Au cours des 12 derniers mois, nous avons réalisé cinq sorties industrielles. Par exemple, Amolyt Pharma, une entreprise lyonnaise, a été rachetée par AstraZeneca pour un milliard d’euros, et une autre biotech lyonnaise, Mablink, a été acquise par le groupe américain Lilly. Nous avons également vu Shockwave Medical, rachetée par Johnson & Johnson pour plus de 13 milliards de dollars.
Lorsque des médicaments générant des dizaines de milliards arrivent en fin de brevet et tombent dans le domaine public, les génériques s’en emparent, ce qui entraîne une chute des revenus des groupes pharmaceutiques. Cette perte due à la fin des brevets exerce une pression énorme sur les grandes entreprises, les incitant à racheter des jeunes pousses dans la biotech pour compenser cette baisse.
La biotech résiste à la crise
La biotech est-elle épargnée par la crise ?
Le fait que les grands groupes pharmaceutiques aient un besoin existentiel de racheter des biotechs constitue une grande force pour notre secteur, bien plus que pour d’autres industries qui dépendent fortement des marchés cotés.
Même si les introductions en bourse sont devenues très difficiles ces trois dernières années, nous avons tout de même réussi à réaliser plusieurs IPO. Par exemple, Abivax a levé 240 millions de dollars en pleine période de crise, alors que le Nasdaq était à son plus bas. Comme je l'ai mentionné, nous avons également effectué cinq sorties industrielles. Les investisseurs en sont bien conscients, ce qui renforce la résilience de notre secteur.
Vous gérez 2,8 milliards d’euros. Est-ce facile de lever des fonds auprès de vos LPs ?
C'est plus facile pour nous que pour les acteurs de la tech, mais cela reste un défi quotidien. L'environnement macroéconomique actuel n'est pas favorable, et les investisseurs institutionnels sont de plus en plus prudents, quel que soit le domaine. Investir comporte toujours un risque, et il y a encore beaucoup d'appréhension. Cela touche tous les secteurs, du private equity à la biotech. De plus, le contexte géopolitique complique également la situation.
Comment la France se positionne-t-elle sur le marché des biotechs ?
En Europe, la France est un pôle de compétitivité solide dans le secteur. L’Angleterre reste le marché leader, mais l'Allemagne, bien que prometteuse, en est encore à ses débuts. La Suisse est également bien placée grâce à la présence de grandes entreprises pharmaceutiques comme Novartis et Roche.
L'Europe est bien plus diversifiée que les États-Unis, où les principaux pôles de biotechnologie se concentrent autour de San Francisco et Boston.
Dans chaque pays, il existe des hubs spécialisés, et il est essentiel d’avoir des experts locaux pour les comprendre. Par exemple, nous investissons en Allemagne et avons récemment recruté Karl Naegler, un Partner basé à Munich. Notre équipe compte plus de 80 personnes réparties dans toute l’Europe.
Cependant, malgré la robustesse de notre équipe, il est difficile d’avoir une vue d’ensemble sur toute la science qui est produite. C'est pourquoi nous avons développé notre propre outil d'intelligence artificielle générative, Sofinnova AI, un projet piloté chez nous par Anta Gkelou, Partner des fonds Capital, pour mieux appréhender ces enjeux.
Sofinnova AI : un outil unique
Un outil très puissant que nous avons mentionné sur Maddyness !
En l'espace de cinq ans, nous avons développé un outil unique, désormais utilisé par toutes nos équipes pour identifier l'innovation, mais surtout les innovateurs et innovatrices, où qu'ils se trouvent. Cet outil nous permet de saisir les opportunités presque en temps réel.
Aujourd'hui, nous avons accès aux derniers articles publiés dans Nature ou Science – même ceux d'hier. Cela nous donne un avantage incomparable, car aucun être humain ne pourrait traiter autant d'informations aussi rapidement.
En complément de cet outil, nous avons aussi un réseau international très solide. Une actualité récente en témoigne : nous avons nommé Karen Aiach, fondatrice de Lysogène, au poste de CEO de Genespire, une biotech italienne. Nous croyons fermement que le succès repose sur les compétences des hommes et des femmes, et nous faisons confiance à des professionnels comme Karen, dont l'expérience est unique. Nous n’avons pas hésité à faire appel à elle.
Dans nos bureaux, nous avons un "Wall of Fame" où sont affichés tous nos succès, et certains noms apparaissent à plusieurs reprises, symbolisant les réussites multiples.
De quoi la France a-t-elle besoin, ou quel environnement faudrait-il encourager pour permettre aux biotechs de se développer encore mieux et plus rapidement ?
Nous disposons déjà de nombreux atouts. L'écosystème est bien en place et en pleine expansion. Cependant, le manque de financement reste un frein majeur. Il est essentiel de faciliter l'accès aux investisseurs américains, asiatiques et internationaux pour qu'ils puissent investir dans nos entreprises. Nous devons aussi accepter que ces sociétés devront parfois être vendues, et que Sanofi ne peut pas toutes les racheter. Bien que je sois un fervent défenseur de l’Europe, il est crucial d’adopter ce postulat pour que notre secteur prospère. Il faut également mettre en place une législation qui permette et encourage ces investissements étrangers.