Les entrepreneurs et les managers se retrouvent parfois piégés dans une croyance collective : plus ils ou elles se démènent, plus ils ou elles réussiront. À rebours de cette vision très occidentale, « L’art d’agir sans effort » (Afnor Editions) est un ouvrage écrit par Chloé Ascencio avec Magali Thoraval. Elles y partagent leurs expériences de coaching pour guider les entrepreneurs vers un leadership plus équilibré et durable. On y découvre un management fondé sur le « non-agir », puisé dans la philosophie taoïste et revisité par des approches systémiques modernes. L’enjeu ? Apprendre à agir avec le minimum d’effort pour un maximum d’impact.
Chloé Ascencio connaît particulièrement bien la culture chinoise puisqu’elle a habité et travaillé en Chine. Une aventure professionnelle qui l’a amenée à apprendre la langue et à se passionner pour une « vision du monde, un rapport au temps et une manière de raisonner encore très teintés de taoïsme ». En combinant les principes du « non-agir » taoïste avec des approches de coaching issues de la systémique, l’auteure nous propose dans cette entrevue quelques pistes pour transformer les pratiques managériales et renforcer l’impact des dirigeants.
Maddyness : Pourriez-vous nous expliquer l’origine et la signification du « non-agir » ?
Chloé Ascencio : Le non-agir, ou wu wei en chinois, est un concept clé de la philosophie taoïste qui signifie « ne pas forcer », sans pour autant dire « ne rien faire » ! Cette sagesse ne cherche pas le pourquoi ou la vérité ultime, mais se concentre sur le « comment » : comment survivre, s’adapter et évoluer dans le monde. Pragmatique et stratégique, le wu wei préconise d'attendre, d'observer et de cultiver la patience avant d'agir, en visant toujours à intervenir au moment le plus opportun.
Cette approche est à la fois réflexive et méditative, encourageant une harmonie avec le Tao, c’est-à-dire le fonctionnement naturel des choses. En adoptant cette philosophie, les entrepreneurs peuvent apprendre à agir de manière plus fluide et efficace, en accord avec les dynamiques naturelles de leur environnement, ce qui peut leur permettre de réussir avec moins d'effort et plus de sagesse.
M : Vous mentionnez que trop d'efforts peuvent causer l’échec d’une action. Pouvez-vous préciser ce phénomène ?
C.A : Plus un manager essaie de pousser son équipe à réussir, moins il y parvient. On parle souvent de « résistance au changement » pour décrire ce phénomène. Cependant, en systémique, nous préférons le terme d’homéostasie, cette force qui maintient un système dans son état actuel par autorégulation naturelle. À l'inverse, moins on intervient de manière forcée dans le « fonctionnement des choses », plus on a de chance de réussir.
En stratégie managériale ou entrepreneuriale, il est donc préférable d’observer et de déterminer le moment adéquat pour agir plutôt que de s’en tenir à une approche volontariste. Par exemple, imposer ses idées n’est pas toujours une bonne stratégie : la meilleure façon de convaincre autrui n’est pas d’argumenter, mais de l’écouter afin de favoriser une coopération authentique et efficace.
M : Cette approche semble aller à contre-courant des pratiques managériales traditionnelles, qui valorisent souvent l’effort intense et l’assertivité. Que répondez-vous à cela ?
C.A : La réaction initiale d’un dirigeant - et c’est normal - pourrait être de penser que cette approche est inapplicable dans le monde de l’entreprise, voire contre-intuitive. En effet, la plupart des indicateurs sont centrés sur le « faire » et l'action. Les leaders sont évalués - et valorisés - selon des critères tels que la tenue de réunions et la démonstration d'objectifs opérationnels, et non sur l'impact relationnel, l'autonomie des équipes ou la facilitation de l'employabilité.
Cependant, d’un point de vue plus individuel, les dirigeants et les managers sont soumis à de telles pressions quotidiennes qu’ils cherchent une autre façon d'être et de faire. Il est vrai que cette posture du « non-agir » peut sembler vertigineuse car elle implique de lâcher le contrôle et d'apprendre à s'appuyer sur les autres, via la délégation entre autres. Pourtant, cette transformation personnelle peut mener à un leadership plus équilibré et durable.
M : Dans votre ouvrage, vous mentionnez deux piliers du « non-agir » : l’écologie de soi et l’écologie de la relation. Pouvez-vous nous expliquer leur signification et leur rôle ?
C.A : L’écologie de soi est le premier pas vers la posture du « non-agir ». Cela consiste à nourrir le vivant en nous, notamment par la respiration qui permet une reconnexion au corps pour identifier les ressentis physiques. Il s’agit d’utiliser le corps comme une boussole. Or, nous n’apprenons pas toujours à l’écouter, ce qui nous entraîne souvent dans des situations inappropriées. L’écologie de la relation, quant à elle, s’inscrit dans une perspective systémique. Lorsque je suis bien connectée à moi-même, je suis mieux avec les autres. En tant que manager, cela signifie analyser les relations avec ses équipes ou des pairs, par exemple : sont-elles équilibrées et enrichissantes ? Ou bien toxiques ?
M : Quelles pratiques adopter pour se mettre au « non-agir » ?
C.A : Adopter cette posture en tant qu’entrepreneur ou manager nécessite de suivre deux axes principaux. D’abord, poser un cadre de travail explicite est essentiel pour éviter les difficultés relationnelles souvent causées par des rôles et des responsabilités mal définis. Il est crucial de déterminer comment les informations doivent être communiquées, en établissant des règles de feedback claires. De plus, il est important pour un dirigeant de s'exprimer ouvertement sur la stratégie et les attentes. Bien que le désir d'être aimé puisse pousser certains à éviter les discussions difficiles, une communication claire et directe est beaucoup plus productive.
Le deuxième axe est l’adoption d’une position basse, signifiant que le rôle central du manager ou du dirigeant ne réside pas dans l'exécution, mais dans la gestion des relations et le fait d’être stratège. À titre d’exemple, lors des réunions, le manager devrait adopter une posture non interventionniste, parler peu et prévoir des animations de réunions tournantes, tout en observant attentivement les membres de son équipe.
M : Et pour les entrepreneurs qui démarrent, avez-vous des conseils en particulier ?
C.A : Pour les entrepreneurs qui commencent leur aventure, il est essentiel de structurer leurs idées et de cadrer leur écologie de la relation pour éviter les zones paradoxales et les objectifs inatteignables. Autre clé : apprendre à se reposer. Par exemple, il faut éviter de planifier plusieurs réunions consécutives. Sanctuariser des moments pour soi et se reconnecter au corps permet de réfléchir et de prendre de meilleures décisions. Cela paraît évident, mais ces pratiques sont souvent négligées.
M : Le monde professionnel occidental est-il prêt pour le « non-agir » ?
C.A : Les signaux positifs sont là : beaucoup de gens en ont marre des approches traditionnelles de management. D’ailleurs, un nombre croissant de salariés ne veulent plus devenir managers parce qu'ils ne voient aucun bénéfice et n'éprouvent pas de plaisir dans ces rôles. Il y a, en filigrane, une quête croissante de sens au travail et un besoin sous-jacent de (re)trouver du plaisir dans ses activités professionnelles.