Après les soft skills et les mad skills, voici venir l’âge d’or des compétences cachées. Il s'agit d’aptitudes et de savoir-faire que les collaborateurs développent au fil de leurs diverses expériences, sans que celles-ci soient explicitement reconnues ou formalisées. « Ces compétences émergent souvent de la pratique quotidienne, que ce soit dans le cadre de leur travail ou lors de leurs interactions sociales », explique Julien Lever, Deputy CEO et Managing Partner chez Julhiet Sterwen, cabinet de conseil en transformation.
Pourquoi s’y intéresser ? « Ce phénomène concerne particulièrement les individus qui se distinguent par leur productivité, leur innovation et leur performance », ajoute le CEO. Cependant, ces compétences restent souvent inaperçues et ne sont pas toujours « conscientisées », même par leurs détenteurs ! La question de l’identification et de la transférabilité de ces aptitudes se pose plus que jamais à l’heure de l’intelligence artificielle et des défis intergénérationnels.
Compétences cachées : des pépites difficiles à déceler
Yves Clot, psychologue du travail et titulaire de la chaire de psychologie du travail du CNAM, a souligné l'importance du « travail réel », qui représente les actions et adaptations concrètes des travailleurs dans leur environnement professionnel. Selon lui, le travail réel diffère souvent du travail prescrit, c'est-à-dire des tâches formellement définies et attendues par l'organisation. C'est dans cet écart que se nichent les compétences cachées. « Celles-ci émergent à travers les solutions créatives, les ajustements subtils et les stratégies efficaces que les collaborateurs développent pour accomplir leurs tâches quotidiennes », explique Julien Lever. Ces capacités ne sont donc pas toujours visibles dans les descriptions de poste ou les évaluations formelles, demandant une attention particulière aux « gestes » des salariés.
Détecter les compétences cachées : observation du travail réel et IA
Pour mettre au jour les compétences cachées, il est crucial de redonner la primauté à l’observation, « à la manière des sociologues », selon Julien Lever. « Observer attentivement les collaborateurs en situation de travail permet d’identifier les gestes et comportements qui font la différence. » Cela implique de revisiter en profondeur les dispositifs d’évaluation. La startup “Je ne suis pas un CV” s’est intéressée au travail réel pour faciliter la révélation de ces aptitudes cachées. « Pendant trois ans, lors d’une expérimentation partiellement financée par l’État, nous avons observé plus de 3 500 métiers et des milliers de salariés dans le but de comprendre les capabilités qu’ils mobilisaient au quotidien », explique Laurent Arnaud, cofondateur de la startup. Cette démarche vise à dépasser l’ultra spécialisation pour encourager la transversalité entre différents métiers et entreprises, révélant ainsi des capacités souvent invisibles dans les approches traditionnelles.
Ce travail d'orfèvrerie RH a donné naissance à un jobboard inclusif où les candidats peuvent postuler via un profil de compétences anonymes. Grâce à une intelligence artificielle (IA), modélisée à partir des données recueillies lors de leur expérimentation du travail réel et de recherches associées, le CV classique est automatiquement converti en compétences. « Le CV traditionnel est souvent source de biais, qu'ils soient basés sur l'identité, l'âge, le genre ou encore les expériences », rappelle Laurent Arnaud. L'IA permet d’en faire fi et de traduire les expériences professionnelles et personnelles en un profil plus inclusif. « Si le candidat n’a pas de CV, un outil conversationnel l’aide à formuler les étapes de son parcours, lesquelles sont automatiquement retranscrites en compétences associées », précise-t-il. Près d’une centaine d’entreprises, telles que Adecco, April, Apicil, bioMérieux, Cegid, Esker et la SNCF, sont déjà engagées dans cette initiative.
Formation et compétences cachées : quels sont les dispositifs émergents ?
« Certaines organisations, dites apprenantes, et leurs départements de formation commencent à exploiter des dispositifs comme l’AFEST (Action de Formation en Situation de Travail) qui permet aux collaborateurs de se développer directement en situation de travail, tout en testant immédiatement leurs acquis », explique Julien Lever. Une autre modalité, plus collective, est également intéressante à explorer : l’apprentissage des aptitudes critiques à travers des communautés de pairs partageant une même expertise. « Thales, par exemple, a mis en place des “Team Learning Moments”, des sessions où l’expertise d’un collaborateur est partagée avec un autre par le biais d’une mise en situation concrète. Ce partage se fait avec un retour immédiat : le collaborateur explique son geste et devient mentor pour transmettre cette compétence. »
En filigrane, l’enjeu de la transférabilité et de l’intergénérationnel
Dans le contexte actuel du maintien dans l'emploi des seniors, le transfert des compétences cachées apparaît comme une piste prometteuse. « En favorisant le partage intergénérationnel : les jeunes prennent conscience que, au-delà de ce qui est prescrit, il existe des modes d’action et de réalisation développés par les plus anciens qui sont tout aussi efficaces », souligne Julien Lever. Cette synergie permet de briser les clivages générationnels et assure une « relève » efficace des compétences.
Toutefois, une condition est essentielle : « Pour que le transfert de ces compétences se déroule sereinement, il est crucial d’établir une véritable relation de confiance entre celui qui transfère ses aptitudes et les apprenants. Plus la sécurité psychologique est forte, plus le transfert est efficace. »