Dans la French Tech, il y a l’intelligence artificielle, les climates tech, l’énergie… mais aussi le retail et la food. Ce sont dans ces deux secteurs que s’est spécialisé le fonds d’investissements Eutopia avec cette devise : Pioneering a new way of living” : pavant le chemin pour une nouvelle façon de vivre. Fondé en 2015, Eutopia était au départ un spin off d’Otium, la société de Pierre-Edouard Stérin. Aujourd’hui, le fonds d’investissement s’est émancipé mais garde Otium parmi ses LP’s. 

À la tête d'Eutopia, un duo, Antoine Fine et Camille Kriebitzsch. L’équipe compte également Cyrille Bessière, operating partner installé aux Etats-Unis, et Manal Salah, partner depuis Madrid. Le fonds a 150 millions d’euros sous gestion et 130 millions d’euros en conseil en investissement. Parmi ses LP’s, on trouve Bpifrance, L’Auxiliaire et une centaine de family office d’anciens entrepreneurs. Comment Eutopia décèle les marques qui seront à la mode demain ? Peut-être en suivant ces trois critères indispensables : des marques bonnes pour la planète, bonnes pour la société et bonnes pour le consommateur. 

MADDYNESS : Eutopia a des participations dans beaucoup de marques très à la mode aujourd’hui, notamment grâce aux réseaux sociaux : Oh My Cream, Polène, Dynamo, By Charlot, Merci Handy… Comment repérer le potentiel d’une marque à devenir viral ? Quelle est la recette du succès ? 

Antoine Fine : Notre principal critère est l'alignement entre les fondateurs et leurs projets, ce qui est essentiel. Lorsque les entrepreneurs maîtrisent parfaitement leur secteur et sont profondément investis dans leur projet, l'impact sur la marque est considérable.

Ensuite, nous prêtons attention à l'élément différenciant qui rend le produit unique. Parfois, cet aspect n'est pas encore formalisé, mais il est évident. Dans d'autres cas, l'élément différenciant est clair, mais la marque n'existe pas encore. C'était le cas d'Ultra Premium Direct (marque digitale de nourriture pour animaux, ndlr). Par exemple, lors de notre investissement, la marque et le nom n'étaient pas encore établis.

Finalement, le nom "Ultra Premium Direct" s'est immédiatement imposé auprès des consommateurs, évoquant la qualité, la simplicité, la proximité de l'usine, et un bon rapport qualité-prix. La marque s'est développée après que la proposition de valeur est devenue évidente. Aujourd'hui, ils sont devenus leaders sur le marché digital.

Est-il nécessaire que les fondateurs aient une expérience dans le retail ?

Camille Kriebitzsch : Ce n'est pas indispensable. Idéalement, il est important qu'il y ait dans l'équipe une personne qui maîtrise l'exécution.

Antoine Fine : En dix ans, nous avons connu des échecs, mais ceux-ci n'ont pas été liés à l'expérience passée des fondateurs, même si cela reste un atout. Par exemple, Philippe Cantet, serial entrepreneur et cofondateur de Spring, une marque de produits ménagers sans plastique à usage unique et à la composition propre, a été le premier à anticiper le changement de cycle que nous avons traversé en 2021. Il a réagi immédiatement en ajustant les trajectoires de croissance, les dépenses marketing, etc. Grâce à cette expérience, ils ont réussi à relancer leur croissance, et nous avons clairement ressenti l'impact de son expertise.

Des changements de paradigmes majeurs dans la consommation

Quelles leçons tirez-vous de vos échecs ?

Antoine Fine : Nos échecs résultent toujours de multiples facteurs. Nous avons traversé d'importants changements de paradigme, notamment en 2021. À la sortie du confinement, tous les acteurs du retail avaient basculé vers le digital, un domaine qui, auparavant, était plutôt réservé aux startups.

Ensuite, les coûts d'acquisition ont considérablement augmenté, étant multipliés par trois. Les nouvelles règles de protection des données personnelles ont réduit l'efficacité du marketing ciblé, ce qui a entraîné de véritables difficultés en raison de cette hausse exponentielle.

L'inflation a également joué un rôle crucial. Certains secteurs ont dû faire face à des pénuries de matières premières. Par exemple, Feed a été confronté à une pénurie d'huile de tournesol nécessaire à la fabrication de ses barres, ce qui a été suivi de nombreux autres effets secondaires, comme l'augmentation du coût du travail.

Il y a aussi un facteur humain : la fatigue des entrepreneurs. Après avoir affronté le Covid, puis le post-Covid, et enfin l'inflation, les entrepreneurs ont dû faire face à une situation extrêmement difficile.

Parfois, le produit ne trouve pas son marché. Par exemple, nous avons dû céder La Conteuse Joyeuse sans réaliser de profit. La marque était deuxième sur son marché, mais un an plus tard, quinze autres constructeurs avaient lancé des produits similaires. Nous n'avons pas réussi à conserver notre avance, ce qui pourrait être dû à une erreur d'analyse. Nous avions apprécié ce produit pour sa conception soignée, sans aucun bouton, véritablement orienté vers l'éveil des enfants. Cependant, le marché s'est révélé être plus orienté vers le divertissement de masse que vers l'éveil, ce qui ne correspondait pas à notre vision initiale.

Vous vous définissez comme des "pionniers", qu'est-ce que cela signifie ?

Antoine Fine : Nous cherchons constamment à anticiper les tendances de demain. Parfois, nous sommes même un peu trop en avance sur notre temps. Par exemple, dès 2016, nous nous sommes intéressés au marché des alternatives à la viande. À l'époque, ce marché ne représentait que 45 millions d'euros, ce qui était relativement modeste. Nous avons investi dans Hari&Co, une entreprise que nous avons revendue l'année dernière avec succès.

Nous avons également parié sur Moderato, un vin sans alcool. Aujourd'hui, le vin sans alcool représente 0,4 % du marché du vin, tandis que pour la bière, c'est entre 6 et 7 %. C'est donc un pari qui nous semble prometteur.

Cependant, il y a bien sûr des risques. Par exemple, avec La Conteuse Joyeuse, nous avons peut-être été trop pionniers ou trop rigoureux dans notre approche.

Être pionnier résulte toujours d'une réflexion approfondie sur les tendances sociétales et les modes de vie de demain.

Les tendances de demain

Quelles sont les grandes tendances à venir ?

Camille Kriebitzsch : Une tendance majeure qui s'installe dans de nombreux secteurs est la notion de bien-être. Il y a un désir croissant de se concentrer sur l'expérience et le soin de soi. Cela se manifeste dans la cosmétique, où les produits rejoignent de plus en plus les compléments alimentaires, mais aussi dans le sport, où l'objectif est de maintenir une bonne santé. Cette tendance se résume par l'idée de "prendre soin de soi de l'intérieur, ce qui se reflète à l'extérieur."

Antoine Fine : La consommation devient de plus en plus réfléchie. Elle se transforme en quête de bonheur et de bien-être ou en un acte statutaire où chacun cherche à exprimer son identité. En parallèle, la consommation est aussi de plus en plus consciente des enjeux écologiques. Cependant, ces mouvements entrent en conflit avec la logique du pouvoir d'achat : un produit bien conçu, sourcé et local coûte plus cher.

Camille Kriebitzsch : De nombreuses tendances s'opposent de cette manière, comme le bio face aux contraintes du pouvoir d'achat. De même, le désir d'une vie plus saine se heurte à l'attrait pour des concepts de burgers dégoulinants ou de pâtisseries au chocolat décadentes. Les réseaux sociaux entretiennent ce plaisir de l'immédiateté, créant des tensions entre ces différentes aspirations.

Eutopia a également fait le choix de soutenir des marques engagées : bonnes pour la planète ou pour le consommateur. Cette notion d'engagement est-elle indispensable aujourd'hui pour le succès d'une marque ?

Camille Kriebitzsch: Ce n'est pas indispensable pour qu'une marque réussisse. Par exemple, Shein, une marque de mode chinoise, génère des milliards de revenus sans nécessairement s'engager dans cette voie. Cependant, en tant qu'entreprise à mission, nous nous sommes fixés comme objectif de soutenir des marques qui respectent un triptyque : bon pour soi, bon pour la planète, bon pour la société.

Antoine Fine : Dans notre portefeuille, nous avons deux "licornes vertes" : Murfy et Nous anti-gaspi. Ces modèles nécessitent des investissements conséquents car ils impliquent de créer de nouvelles filières. Pour Murfy, par exemple, il faut sourcer toutes les pièces détachées, créer une académie pour former les techniciens, et éduquer les consommateurs. Cela requiert beaucoup de capitaux et d'accompagnement.

Nous avons également de nombreuses discussions en interne pour définir ce qui correspond à nos valeurs. Par exemple, Yellow Pop n'a pas d'externalités positives comme Murfy ou Nous anti-gaspi, mais nous avons estimé que le beau et le design étaient aussi importants. Nous avons travaillé avec eux pour développer une roadmap de relocalisation, et désormais, une partie de leur production est réalisée aux États-Unis, où ils effectuent la majorité de leurs ventes.

Toutes les marques peuvent-elles s’exporter aux Etats-Unis ? 

Antoine Fine : Cyrille Bessière, cofondateur d’Eutopia, qui réside aux États-Unis, souligne les différences de consommation entre les Américains et les Européens. Par exemple, les consommateurs américains prennent peu en compte l'impact écologique de leurs achats, contrairement aux Européens. En revanche, les questions liées à l'éducation à la santé et au bien-être sont très importantes pour eux. Les motivations de consommation sont donc très différentes entre les deux continents.

Historiquement, nous avons lancé plusieurs marques aux États-Unis, mais pas toutes. Par exemple, Polène, une marque de maroquinerie haut de gamme, connaît un grand succès et a ouvert une boutique à New York. Dans ce cas, l'expansion internationale était évidente en raison du positionnement de la marque.

Un autre exemple est Moderato, qui est commercialisé depuis un an au Canada via la Société des Alcools du Québec, qui détient le monopole des ventes d'alcool et est le plus grand acheteur de vins au monde. Le Canada est rapidement devenu le premier marché de Moderato, presque dès le lancement. Cela montre l'importance de bien planifier la feuille de route de lancement.

Camille Kriebitzsch: Nous avons également lancé Merci Handy dans le secteur de la cosmétique et Hari&Co dans l'alimentaire aux États-Unis, mais nous avons constaté qu'il fallait investir énormément en marketing et en commercial pour un impact limité. Nous avons quelques points de relais sur le territoire, mais cela reste marginal.

Quel rôle jouent les réseaux sociaux et l’influence dans l’émergence des marques aujourd’hui ? 

Antoine : Les réseaux sociaux évoluent très rapidement. Il y a quelques années, Facebook était le réseau de référence, puis Instagram a pris le relais, et aujourd'hui, TikTok est devenu incontournable. Bien que les canaux et les usages changent, il est essentiel de ne pas manquer l'opportunité d'accéder à une audience massive. La viralité des contenus est un levier crucial pour communiquer avec ses clients.

Camille Kriebitzsch : Cette capacité à interagir directement avec ses clients est indispensable, tant pour les jeunes marques que nous accompagnons que pour les grands acteurs de l'industrie. Autrefois, cela constituait un élément différenciant, mais aujourd'hui, c'est devenu une base incontournable. La question n'est plus de savoir s'il faut le faire, mais plutôt comment le faire, quels canaux utiliser, et comment innover dans cette interaction.

Quels sont les exits possibles dans ce secteur ? 

Antoine Fine : Nous avons réalisé plusieurs sorties, y compris des cessions industrielles comme Hari&Co, qui a été vendu au groupe Avril, ou Même dans le domaine des cosmétiques, cédé à Pierre Fabre. Nous avons également effectué des sorties en partenariat avec d'autres fonds. Chaque option a ses avantages. La sortie industrielle peut représenter le "graal" avec des valorisations élevées, mais la vente à un fonds peut aussi être une excellente option pour une entreprise déjà rentable.