Il y a quelques mois à Los Angeles, j’ai assisté à une conférence sur l’IA dans la musique. L’orateur utilisait l’IA pour composer en direct un morceau en quelques minutes devant nous. Sur l’écran derrière lui, on pouvait voir l’interface qu’il utilisait, et étrangement il y avait un bouton “Human”. Je l’ai interrogé à ce sujet. Il m’a répondu : « Oh, ça, c’est juste si vous voulez que la musique sonne moins parfaite. »
Le mot “parfait” vient du latin “perfectus”, ce qui signifie “entièrement fait”, impliquant qu’il n’y a pas de place pour l’amélioration. La perfection n’a pas besoin de nous. La machine est parfaite, et nous, les humains, ne le sommes pas. Nous sommes imparfaits ; nous faisons des erreurs. Peut-être même sommes-nous une erreur à ses yeux ?
J’ai toujours ressenti quelque chose de sinistre, presque maléfique, à propos de la perfection et des gens parfaits.
Quand je croise une personne supposément “parfaite”, j’ai toujours une appréhension, voire une forme de malaise. L’effort dont la personne fait preuve pour rester parfaite devant moi, éviter un dérapage ou une erreur, provoque chez moi presque une accélération cardiaque, une suspension respiratoire et une transpiration. Je ne peux alors empêcher mon esprit de recevoir des visions sombres sur ce que la personne me cache, ou des visions lumineuses sur ce qu’elle pourrait devenir en se libérant de cette image supposément parfaite.
Une personne avec la bonne vie, le bon job, le bon partenaire, dans le bon quartier… me met souvent mal à l’aise, parce que tout sonne faux, façon “Don’t Worry Darling” d’Olivia Wilde… tout sonne fabriqué ou psychopathologique.
À l’âge de 20 ans, j’ai eu la chance de vivre une expérience mystique chamanique avec un ami dans un petit village mexicain appelé “Huautla de Jiménez”. Une chamane nous avait fait consommer 6 champignons contenant de la psilocybine et avait fait une cérémonie. Elle brûlait de la résine de copal dans un petit foyer, clamant des incantations avec nos noms… puis nous avons halluciné et dessiné toute la nuit. Je me souviens encore très distinctement de mon sentiment ; je détestais une certaine forme de perfection, particulièrement les polices d’ordinateur, les lignes parfaites des directions artistiques des logiciels, le synthétique, les couleurs ou l’esthétique du monde de l’informatique - leur simple vue m’était insupportable. J’étais assoiffé de lignes naturelles, de couleurs naturelles, de tissus naturels… et je n’ai réussi à m’endormir au petit matin, qu’en tolérant autour de moi uniquement un environnement “fait à la main,” proche de la nature.
Bien que je n’aie jamais pris cette expérience littéralement, je n’ai pour autant jamais oublié le sentiment profond et le message qui en découlait. Et j’ai toujours essayé d’apporter une dimension humaine à tout ce que j’ai créé via la machine par la suite.
À l’inverse, quand je croise quelqu’un de clairement imparfait, je ressens instantanément de l’affection. Je connecte. Probablement aussi parce que je m’identifie plus facilement. Ces personnes me rassurent. Tous mes amis proches sont imparfaits ; ils ont de beaux défauts, des charmantes faiblesses, de magnifiques contradictions, et d’éclatantes blessures de l’âme. Et je sais aujourd’hui que ces imperfections sont la raison pour laquelle je les aime et m’attache à eux.
Je suis amoureux de la chanson “Wrong” de Depeche Mode. Elle me touche, me bouleverse, me transporte.
- ‘I was born with the wrong sign
- In the wrong house
- With the wrong ascendancy
- I took the wrong road
- That led to the wrong tendencies
- I was in the wrong place at the wrong time
- For the wrong reason and the wrong rhyme
- On the wrong day of the wrong week
- I used the wrong method with the wrong technique’
Étrangement (ou pas), elle me rappelle la tagline géniale de la ville d’Austin au Texas : ‘Keep Austin Weird’ (‘Gardons Austin Bizarre’). Je pense qu’il y a derrière tout ça l’un des grands combats de notre époque : avec l’avènement de l’Intelligence Artificielle, parviendrons-nous collectivement à continuer d’enrichir notre monde de cette fragile dimension humaine, de cette touchante erreur, de ce bug merveilleux qui a su créer cette machine justement… sans jamais avoir recours au bouton “Human.”