Alors que l'Amérique pourrait encore réélire à sa tête le climato-sceptique Donald Trump, l’Europe, elle, a choisi de confirmer Ursula von der Leyen à sa tête, l’artisan du Green Deal. Si l’Union Européenne reste ainsi à l’avant-garde des réglementations environnementales, les Etats-Unis maintiennent le leadership en matière de technologies pour la décarbonation, notamment dans l’automobile, les batteries et le solaire, en privilégiant les subventions et l’investissement privé. Sans sombrer dans le techno-solutionnisme béat, c’est pourtant sur ce front aussi que se joue la vraie bataille contre le réchauffement climatique.
Chaque COP n’est-elle pas porteuse d’immenses déceptions, renforçant l’anxiété climatique des nouvelles générations ? Le multilatéralisme fonctionne par consensus, et il faut des efforts extrêmes pour accoucher d’une souris comme l’a montré la COP 28 , qui, du bout des doigts seulement, a pu faire admettre après des semaines de débat ce que tout le monde sait déjà depuis trente ans : il faut prévoir une juste « transition hors des énergies fossiles ». A quelle vitesse? Seul le marché peut le dire encore, car il n’existe aucun mécanisme pour contraindre les Etats à renoncer au charbon et au gaz selon un calendrier fixe, ou verdir leur mix énergétique à pas de course.
Reste donc les réglementations nationales qui s’imposent de manière extraterritoriale depuis les grands centres économiques. Les réglementations en matière de comptabilité carbone se multiplient en Europe comme aux Etats-Unis, mais sont-elles suffisantes? Personne ne peut réellement contester l’intérêt de créer un choc de transparence en mesurant le véritable impact des entreprises, via la comptabilité carbone, ne serait-ce que pour rendre les marchés plus efficients.
Mais la seule mesure est insuffisante, si elle ne s’accompagne pas de solutions économiquement viables de décarbonation. C’est encore là que le bât blesse: il ne suffit pas de faire du reporting, mais bien de corriger une inefficience de marché qui nous fait encore privilégier les énergies fossiles sans tenir compte de leurs effets sur la vie de nos enfants.
En Europe, la législation climatique a connu une accélération brutale avec une extension drastique des entreprises concernées. Le Green Deal européen ainsi que le système d’échange de quotas d’émission (EU ETS) témoignent de cette volonté de réduire les émissions de 55 % d’ici 2030 et d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. La directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), qui est entrée en vigueur en 2024, renforce les exigences de transparence des entreprises en matière de durabilité, en intégrant les normes GRI (Global Reporting Initiative) et IFRS (International Financial Reporting Standards). Elle introduit la notion de double matérialité, demandant aux entreprises d’évaluer non seulement l'impact financier des risques climatiques sur leurs activités, mais aussi l’impact de leurs activités sur l’environnement et la société. Surtout le reporting carbone va s’imposer aux PME de plus de 250 salariés sur l’ensemble des émissions directes et indirectes. Mais le reporting seul ne fait pas l’action et le verdissement des énergies reste une affaire essentiellement nationale...
Aux États-Unis, la trajectoire législative est plus sinueuse. Sous l’administration Biden, l’Inflation Reduction Act (IRA) de 2022 a marqué un tournant avec 370 milliards de dollars destinés à l’énergie verte et à la relocalisation des industries liées aux véhicules électriques et aux panneaux solaires. Par ailleurs, la Securities and Exchange Commission (SEC) a fini par établir des règles visant à renforcer la divulgation des risques climatiques pour les entreprises cotées, une initiative qui pourrait transformer la comptabilité carbone à l’échelle fédérale. Mais le reporting carbone ne porte que sur une fraction des émissions dites du scope 1 et 2 - ce qu’une entreprise émet avec ses propres machines ou bâtiments et via sa consommation électrique.
En Californie, une loi locale dite du SB253, également connue sous le nom de Climate Corporate Data Accountability Act, obligera à partir de 2026 les entreprises réalisant plus d'un milliard de chiffre d’affaires à divulguer l’ensemble de leurs émissions de GES, ajoutant une couche de transparence au niveau de l’État seulement. On est encore loin d’étendre l’obligation aux PME comme en Europe…
Ces prémisses pourraient bien être balayées par la réélection de Donald Trump en 2024. Connu pour son climato-scepticisme, Trump a déclaré avec un cynisme assumé que la montée des eaux n’était pas si grave, car cela permettrait à plus de personnes d’avoir des résidences au bord de la mer… Il entend démanteler les politiques climatiques actuelles, et freiner des quatre fers tous les progrès en matière de réduction des émissions réalisés sous Biden. Il faut rappeler qu’aux États-Unis, les politiques dites ESG sont rejetées violemment par les Républicains, qui les assimilent au « wokisme » c’est-à-dire à la protection du droit des minorités : réparation des discriminations et lutte contre le réchauffement, même combat... Malgré ces défis, l’action fédérale récente montre une volonté de rattraper le retard en matière de décarbonation, moins pour des raisons idéologiques que pour ne pas perdre pied économiquement face à la Chine dans les secteurs d’avenir.
La rivalité technologique entre les États-Unis, l’Europe et la Chine pourrait paradoxalement accélérer la transition énergétique. La Chine, avec son plan quinquennal visant la neutralité carbone d'ici 2060 et un pic d’émissions en 2030, continue d'investir massivement dans les énergies renouvelables, les batteries et les véhicules électriques, tout en restant hélas le plus grand pollueur mondial avec une forte dépendance au charbon. Mais voilà, si la décarbonation mondiale repose essentiellement sur l’électrification généralisée et le verdissement des grilles, pour résumer les prescriptions du GIEC, cela ne nous amènera qu’à 80% du chemin. C’est une source d’espoir, car la lutte pour les marchés du futur accouche déjà de technologies offrant des alternatives décarbonées à moindre coût. Si elles sont bien financées, rien ne pourra véritablement arrêter leur diffusion… Le plus dur est encore à venir, car il reste les 20% de sources d’émissions pour lesquelles nous ne disposons pas véritablement d’alternatives économiques : sur l’acier, le ciment, les engrais et tous les secteurs ultra-intensifs en énergies. C’est ici qu’il faut investir dans des technologies de rupture encore balbutiantes.
Il sera plus simple aux politiques publiques d’imposer la réduction des émissions si cela vient enrichir la société, en diffusant des nouvelles technologies, moins polluantes et plus efficientes. Nous en sommes encore loin. Le reporting seul ne se substitue pas à l’action, comme semblent le croire nombre d’entreprises.
Le secteur de l’automobile offre un modèle de régulation pour les autres secteurs. Il n’a finalement commencé à amorcer sa mue bas carbone que lorsqu’il s’est vu imposer des obligations de performance d’émissions, sous peine de payer d'énormes surtaxes, en Europe comme aux Etats-Unis. Au-delà des taxes, l’alternative électrique est devenue un relais de croissance pour l’industrie dès que les consommateurs ont commencé à y trouver un avantage financier sur les moteurs thermiques.
On ne peut changer le capitalisme sans intégrer la destruction de la nature dans les prix. L’extension des obligations de transparence n’est finalement qu’une première étape. Sans monétisation des émissions évitées ou des réductions de CO2, la comptabilité carbone n’aura que des effets limités. Il n’y a plus de temps à perdre.