Difficile de ressortir indemne d'une affaire comme celle de Solendro. En effet, ce bras de fer a laissé des traces probablement indélébiles concernant les acteurs impliqués. Par conséquent, il apparaît utile pour l’écosystème d’en tirer quelques enseignements.
Dans cet article, il ne s’agit pas encore d’enseignements définitifs. Et pour cause, de nombreuses procédures sont toujours en cours devant les tribunaux et les décisions pénales qui en découleront permettront probablement d’y voir un peu plus clair.
Bilan : perte sèche de 4 millions d’euros par les investisseurs et un préjudice estimé à 5 millions d’euros par les fondateurs de Solendro
En attendant que le temps judiciaire s’achève, il est cependant intéressant de constater la lecture de l’affaire par ses protagonistes trois ans après les faits. «Les fonds Breega et Internet Attitude ont voulu faire un "coup" financier et améliorer la rentabilité de leur investissement en nous éliminant de la société et en captant illégalement nos actions. Cette stratégie, qui consiste à mettre des fondateurs devant le fait accompli et à les laisser s’épuiser financièrement devant les tribunaux, est malheureusement classique», estiment Jules Delmas et Matthieu Géhin, les fondateurs de Solendro.
Même si à ce jour, une plainte est déposée contre X, et ne vise pas spécifiquement le fonds Breega, ils ajoutent que «Breega est aujourd’hui visé pour escroquerie en bande organisée et recel d’abus de biens sociaux. Le préjudice, pour la société Solendro et pour ses fondateurs, est estimé à plus de 5 millions d’euros.»
Du côté de Breega, le son de cloche est évidemment différent. «Ils ont essayé de nous soutirer de l’argent, parce que nous restons les seuls solvables. D’une certaine manière, ils ont voulu faire payer l’échec de leur société à d’autres personnes. Chez Breega, on gère 650 millions d’euros d’actifs. Est-ce que vous pensez vraiment que nous aurions fait tout ça pour essayer de récupérer quelques centaines de milliers d’euros ? Encore une fois, nous n’avons pas racheté les parts des fondateurs, ni appliqué la clause de bad leaver», indique notre source au sein du fonds tricolore.
«Perdre 4 millions d’euros dans un deal, c’est une partie du risque que nous prenons tous les jours aux côtés des entrepreneurs que nous accompagnons. Mais perdre 4 millions d’euros alors même que nous avions des solutions pour imaginer une sortie par le haut, c’est forcément un gâchis qu’on aurait préféré ne pas vivre», rajoute notre source chez Breega.
Devant l’escroquerie qu’ils dénoncent, Jules Delmas et Matthieu Géhin n’ont pas hésité à occuper l’espace médiatique, notamment en s’exprimant au travers de posts sur Medium à partir d’octobre 2022. Dans ces publications, ils sont revenus sur le déroulé de l’affaire, ses conséquences pour eux et Solendro, et surtout dénoncé les deux fonds d’investissements, Breega et Internet Attitude, qui sont responsables à leurs yeux de la débâcle de leur entreprise à des fins frauduleuses.
Dans un document consulté par Maddyness, celui-ci atteste que ledit préjudice de 5 millions d’euros serait finalement une demande faite par les avocats des fondateurs de Solendro aux conseils de Breega (et non pas une valorisation de l'entreprise, qui n’avait finalement pas reçu d’offres fermes de rachat). En échange de cette somme, l’engagement des fondateurs aurait été de stopper toutes les procédures en cours et toute communication externe. Une transaction que refuse le fonds Breega, qui souhaite laisser la justice faire son travail.
«Un sentiment de gâchis et d’injustice énorme»
Après avoir tenté d’obtenir gain de cause auprès de leurs anciens investisseurs, les deux entrepreneurs ont même eu l’audace de tacler Bpifrance (et d’autres Limited Partners liés à Breega), structure incontournable pour le financement des startups françaises, en janvier dernier. En effet, Jules Delmas et Matthieu Géhin se sont interrogés sur le soutien de la banque publique envers des fonds condamnés pour des manœuvres frauduleuses devant la justice et sur le signal que cela renvoie aux entrepreneurs de la French Tech.
Ils assurent pourtant avoir écrit à trois reprises aux dirigeants de Bpifrance : «Une première fois en 2020, au moment des faits. Pour qu’ils arrêtent la fraude en cours et qu’ils empêchent Solendro d’aller au tapis. Une deuxième fois en 2022, après l’arrêt de la cour d’appel condamnant Breega pour fraude. Pour qu’ils prennent la mesure de la gravité des faits, qu’ils sachent qui ils financent et qu’ils protègent l’écosystème. Une troisième fois en 2023, après l‘arrêt de la cour de cassation. Pour les informer que la condamnation pour fraude de Breega était définitive. En trois ans, ils ne nous ont jamais répondu.»
Si Bpifrance ne semble pas avoir répondu directement aux fondateurs de Solendro, un porte-parole de la banque publique a pu préciser la situation auprès de nos confrères des Échos en janvier 2024. Le closing du dernier fonds de Breega de 150 millions d'euros a pu être réalisé grâce à une étude approfondie de l’ensemble des éléments nécessaires, «notamment sur l'équipe, sa réputation, son track record, sa stratégie d'investissement et sa capacité à lever auprès d'investisseurs privés». Un rappel important du soutien de Bpifrance envers un acteur comme Breega.
Si le sentiment d’impunité face au préjudice subi peut facilement expliquer le souhait des fondateurs de Solendro de médiatiser cette affaire, cela n’est pas sans risques pour leur avenir d’entrepreneurs. Et pour cause, se mettre à dos Bpifrance, c’est par ricochet se mettre à dos une bonne partie de l’écosystème, tant le poids de l’institution est critique dans l’écosystème. Mais l’enjeu semblait trop grave pour ne pas réagir aux yeux de Jules Delmas et Matthieu Géhin. «Nous voulions alerter, sensibiliser à ces sujets et éviter que d’autres entrepreneurs ne puissent être victimes des mêmes agissements», expliquent-ils, tout en faisant état d’un «sentiment de gâchis et d’injustice énorme.»
«Les investisseurs ne sont pas des cowboys»
Après avoir un temps gardé le silence, Breega a finalement choisi de réagir à partir de novembre 2022. «Nous sommes restés respectueux car nous croyons en la démocratie et la justice. Mais en privé, nous avons passé notre temps à nous justifier auprès de nos prospects, y compris à l’étranger», indique notre source au sein du fonds tricolore. Avant d’ajouter : «Ils sont allés sur l’homme (un de nos fondateurs), ils ont arrosé tous nos LPs par courrier, ils ont écrit à l’AMF à plusieurs reprises…Il a fallu qu’on explique la situation en interne et ils ont même demandé à nos clients de nous abandonner.»
Le représentant de Breega estime que cette affaire est avant tout dommageable pour la carrière des deux entrepreneurs. «Ils essayent de nous causer du tort probablement pour nous forcer la main et avoir un chèque conséquent comme ils ont déjà essayé de le faire. Cette attitude n’est pas bonne pour leur avenir d’entrepreneur… Les autres VC réfléchiront à deux fois avant de les financer», assure-t-il. Et d’ajouter : «Comme ils n’ont pas eu ce qu’ils voulaient auprès de nous, ils se sont attaqués ensuite à Bpifrance. C’est une attitude malhonnête, qui s’est poursuivie aussi d’une campagne massive de menaces et d’insultes à l’attention de nos collaborateurs. Sincèrement, c’est regrettable pour tout le monde, ce n’est pas ainsi que nous imaginions soutenir l'entrepreneuriat.»
Face au «bad buzz» déclenché par cette affaire sur LinkedIn, une source proche du dossier tient cependant à remettre l’église au centre du village. «Les investisseurs ne sont pas des cowboys. Quand nous devons nous séparer des fondateurs, c'est un échec pour nous. C’est que nous sommes désespérés. On sait qu’être entrepreneur c’est dur mais c’est la performance qui reste la règle», explique-t-elle. Pour rappel, lorsque cette affaire a été dévoilée sur la place publique, de nombreux entrepreneurs ont tenu à rappeler leur soutien à Breega sur Linkedin, dont les fondateurs de Exotec ou Moneybox notamment.
Beaucoup de violence, une entreprise coulée et aucun «vainqueur»
A l’arrivée, personne ne sort gagnant de cette histoire. Breega et Internet Attitude ont vu leur réputation écornée, tandis que les fondateurs de Solendro risquent de connaître plus de difficultés pour lever des fonds à l’avenir s’ils se relancent dans l’entrepreneuriat. Sans parler des séquelles psychologiques que peut lancer une telle guerre médiatico-judiciaire pour les principaux acteurs de ce dossier brûlant.
La violence des différentes actions commises fera date dans la French Tech, qui devra en tirer des enseignements pour que ce type de cas ne se reproduise plus à l’avenir. Ce qu’il ne faut pas oublier également, c’est que ce sont les salariés qui ont été les premières victimes de cette histoire ubuesque. De manière générale, on peut imaginer que l’histoire aurait été différente si les intérêts de l’entreprise avaient été mis en avant avant chaque décision.
Trois ans après cet été 2020 explosif et fatal, quels sont les enseignements qu’en tirent les deux camps ? «Plein de choses. A commencer par être plus vigilant sur les fonds que nous avons fait rentrer à notre capital, en interrogeant par exemple les dirigeants de leurs autres participations», indiquent Jules Delmas et Matthieu Géhin. «Être minoritaire, c’est être exposé, aussi béton votre pacte d’associés et vos statuts soient-ils… D’où l’importance cruciale de bien choisir les investisseurs que vous faites entrer au capital de votre société et de les sélectionner sur des critères d’éthique. Choisir un bon fonds ne fera pas de vous une licorne. Choisir le mauvais peut couler votre boîte», concluent-ils.
Du côté de Breega, l’heure est également à l’introspection. «Aujourd’hui, on ferait les choses différemment au niveau de la gouvernance. Ce qui nous a fait du tort, c’est de jouer collectif avec des investisseurs qui étaient dans une situation différente de la nôtre, car je le rappelle à nouveau, ce n’est pas Breega qui a racheté les actions des fondateurs», indique un acteur du fonds qui a requis l’anonymat. Tirer les leçons de cette affaire est d’autant plus essentiel pour Breega, puisque ce pilier du capital-risque français a récemment décidé d’élargir son champ d’action en lançant un fonds de 75 millions de dollars pour mettre un pied en Afrique.
Un pacte d’associés à ne pas négliger, tout comme l’alignement des intérêts de la société
Au final, cette affaire aura mis en lumière l’importance suprême du pacte d’associés et le fait que faire entrer un fonds d’investissement à son capital implique une perte de contrôle qui n’est pas à négliger. D’où la nécessité d’avoir un alignement stratégique total entre les entrepreneurs et leurs investisseurs pour éviter de mauvaises surprises. Comme dans un mariage, il est essentiel d’être sur la même longueur d’onde.
Dans ce cadre, bien structurer son board s’avère aussi déterminant, puisque celui-ci peut permettre d’apaiser les tensions le cas échéant. Un board trop déséquilibré peut rapidement déboucher sur un bras de fer aux conséquences parfois désastreuses. Et forcément les clauses de liquidité, ainsi que celles de «good leaver» et «bad leaver», ne sont pas à négliger. Si la situation s’envenime, le board peut décider de les activer, et c’est tout l’avenir d’une startup qui peut basculer dans la foulée. Le combat entre les fondateurs de Solendro et ses investisseurs en est l’illustration.
Cette affaire aura-t-elle eu au moins le mérite de faire jurisprudence dans l’écosystème ? Le temps le dira.