Septembre 2013, je décolle de Roissy, et de mes 5 ans d’études supérieures scientifiques en France pour faire cap vers les Etats-Unis. Boston. Le MIT. Là-bas, je me spécialise dans le spatial et découvre une approche très complémentaire de l’excellente formation scientifique française. Là-bas, je découvre aussi un nouveau récit du spatial : si on parle un peu des premières prouesses soviétiques (1er satellite : Soyouz, 1er homme : Gargarin, 1ere femme : Terechkova, 1ère sortie en scaphandre : Leonov), c’est pour rappeler l’exploit américain dans la course à l’espace d’être parti de si loin et avoir finalement gagné : avec les missions Apollo, puis la navette spatiale, la gloire de la NASA et sa notoriété mondiale.

Aucune mention européenne. Même pas une citation pour la contribution européenne à la station spatiale internationale (ISS), qui serait normalement de mise comme lorsqu’on cite rapidement un grand mécène à un diner annuel de charité. L’atterrissage de la sonde Philae sur une comète (mission Rosetta) de l’agence spatiale européenne (ESA), ovationnée en Europe comme un des faits les plus marquants du XXIème siècle, est tout juste évoquée lors de la réunion hebdomadaire de notre laboratoire spatial, avant tout par politesse envers le Vieux Continent et ses ressortissants que nous sommes.

Automne 2013 c’est aussi le moment où les entreprises spatiales viennent courtiser les étudiants du MIT pour les attirer et les essorer dans un stage d’été aussi épuisant que formateur. Les grands groupes historiques ayant conçu la navette spatiale ou des modules de l’ISS sont présents : Boeing, Lockheed. D’autres plus timides mais très attractifs apparaissent timidement dans le paysage spatial: les pionniers californiens du NewSpace que sont PlanetLabs (observation de la terre) et Spire (radiofréquence).

Un autre, assimilable à ces derniers se dégage du lot : SpaceX. C’est la première fois que j’entends ce nom, qui deviendra le nom le plus prononcé dans l’industrie spatiale des 10 années qui allaient suivre. Un émissaire charismatique, ingénieur, présente l’entreprise, avec pour tout support une vidéo: celle de la tentative d’atterrissage de leur démonstrateur, le GrassHopper, et s’amuse des commentaires complotistes sur YouTube, suscitant l’hilarité générale de l’amphithéâtre conquis qui ne tarde pas à tendre unanimement son fier CV, pour avoi une chance de contribuer humblement aux futurs voyages de l’Humanité vers Mars.

Plutôt enjoué, je reviens en France pour Noël retrouver mes amis ingénieurs et l’embryon de réseau spatial d’experts m’entourant et leur partage mes premières impressions positives, de ce qu’on appelle outre-Atlantique le NewSpace. Grave erreur. Le jeune ingénieur que je suis se fait rappeler à l’ordre : il serait préférable que j’utiliser le bagage scientifique que j’ai reçu, payé par le contribuable français en grande partie, pour comprendre que je me laisse éblouir par des paillettes : il est bien entendu physiquement impossible de faire atterrir une fusée et l’idée même qu’une « startup » puisse se faire une place dans cette industrie est tout simplement délirant. « Le spatial, c’est pas des paillettes, c’est sérieux », dira le directeur de l’agence spatiale française (CNES) de l’époque.

Armé de mon bon sens cartésien, je retourne en Nouvelle Angleterre pour attaquer un nouveau semestre
d’étude, résolu à ne plus me faire prendre au piège de la candeur. Pourtant, quelques mois plus tard,
en Décembre 2015, SpaceX réussit à faire réattérir pour la première fois sa fusée Falcon 9. Ils ont
également entre temps commencé à prendre des parts de marché. Je me retourne alors vers mes interlocuteurs français essayant de comprendre. « Pierre, penses-tu vraiment que l’équation économique de la réutilisation des lanceurs soit bonne ? As-tu réfléchi un peu aux coûts que cela représente de remettre à poste une fusée ayant déjà servi ? La seule chose potentiellement intéressante à récupérer serait le moteur. » Encore une fois, force est de constater que j’ai été candide. Je retourne une nouvelle fois aux Etats-Unis, jurant, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus.

Quelques mois plus tard, je vois passer avec fierté une réponse française, bien plus analysée et fine que l’approche béotienne de SpaceX: l’atterrissage et la réutilisation des moteurs d’Ariane grâce à un planeur surnommé projet Adeline.

Quelques mois s’écoulent, le projet Adeline porté par Airbus ne voit pas le jour, SpaceX gagne des contrats pour faire des capsules ravitaillant la station spatiale internationale. J’ai la chance d’aller assister à l’un de leur lancement en Juin 2015, en compagnie d’astronautes légendaires comme Buzz Aldrin. Et là, surprise : la fusée qui devait ravitailler l’ISS explose. Coup dur pour SpaceX. Le genre de nouvelle capable de couler une boite. L’Europe se réjouit. Pourtant, 6 mois plus tard, SpaceX relance une nouvelle fusée Falcon 9.

Une nouvelle fois, je questionne mon entourage sur ces succès indéniables et sur de potentielles réponses européennes. « Tu sais Pierre, SpaceX est complètement perfusé aux subventions de l’État américain et du ministère de la Défense. » Mais, n’est-ce pas non plus le cas d’Ariane 6 payé par l’argent du contribuable ? Les réponses s’étiolent peu à peu. Je réalise trop tard que les arguments s’opposant aux succès commerciaux et technique de SpaceX sont seulement une forme de déni de l’échec français et européen. Mais on continue à inviter des excuses de plus en plus lointaines pour n'avouer frontalement qu’un virage technologique et commercial n’a pas su être pris en France : Elon Musk est un autiste asperger fou à lier qui maltraite ses employés, il devrait d’ailleurs bientôt faire faillite, SpaceX détruit le climat et la planète.

Se devant de continuer à justifier le programme Ariane 6, en retard, accusant d’incroyable surcoûts, et déjà obsolète face au lanceur Falcon 9, l’Europe sort un argument massue : celui de la souveraineté. Il est primordial que l’Europe puisse avoir un accès autonome à l’espace. C’est vrai. En tant que français et européen convaincu, je ne peux qu’être d’accord avec ce constat : mais la meilleure souveraineté n’est-elle pas celle qui est le plus efficace économiquement et qui s’exporte le mieux pour permettre de diminuer drastiquement les prix du service étatique ?

Quelques leçons que je tire de cette malheureuse aventure :

  • L’impasse de l’entre-soi: reclus dans son écosystème français, cocon faisant l’apologie de la gloire passée d’Ariane 5, le lanceur le plus sûr de l’époque, il a été difficile de réaliser que la situation changeait rapidement
  • L’impasse de l’orgueil : Il a été aussi illusoire de faire dire aux ingénieurs français que SpaceX réalisait des prouesses techniques et commerciales que de convaincre un drogué que sa dépendance peut le tuer. Notre orgueil nous a poussés à nous moquer de SpaceX. Puis, plus tard, à refuser de répliquer sa technologie et son paradigme, fort de nos 50 ans d’histoire, alors qu’il
    en était encore temps.

Souvent, dans le spatial, l’étincelle à la base de nombreuses vocations d’ingénieurs a été le premier pas sur la Lune en 1969 ou l’épopée de la navette spatiale. Mouvement enthousiasmant, poussant l’homme à se dépasser par fascination de l’inconnu. Pour moi, pour notre génération d’ingénieurs français, SpaceX est l’incarnation de cet enthousiasme. Mais je dirais que le décrochage français dans le spatial, indirectement causé par SpaceX, a personnellement contribué à mon envie d’entreprendre, pour le spatial français et européen.

Parce que je suis convaincu qu’il n’y a pas de fatalité, parce que je sais la qualité des ingénieurs, développeurs en France et en Europe, et parce que je me refuse que dans quelques années, le cas français de l’industrie spatiale soit étudiée dans les écoles de commerces en exemple parmi Kodak ou Nokia.