Pour les Français, l’été 2020 offre une légère respiration en pleine pandémie de Covid-19 après de longues semaines de confinement. Pour les fondateurs de Solendro et les actionnaires de l’entreprise, c’est tout l’inverse. La faute à une montée inexorable des tensions entre les deux camps qui atteint son paroxysme lors de l’assemblée générale du 20 juillet 2020.
Cette date est le point d’orgue d’une période de plusieurs semaines, durant lesquelles les convocations pour des assemblées générales extraordinaires vont se multiplier. Inexorablement, la tension monte. «En juin 2020, les choses se sont accélérées quand ils ont convoqué plusieurs assemblées générales le soir et le week-end sans urgence apparente, sauf pour eux de mettre la main sur le board en y introduisant trois de leurs proches (famille et ami) et en attaquant leurs actionnaires en justice au passage», raconte un représentant de Breega. Avant de poursuivre : «Là, ça commence à chauffer, surtout quand les investisseurs ont mis 4 millions d’euros au capital et que s’organise un putsch de gouvernance qui se termine par une assignation en référé de leur part contre leurs actionnaires.»
Trois nominations au conseil d’administration qui font grincer des dents
Par «putsch de gouvernance», cette source désigne cette multiplication des assemblées générales, avec en toile de fond le renouvellement des administrateurs de la société. Or le remplacement de deux membres démissionnaires du conseil d’administration par Sébastien Méjean et Julien Vantyghem, puis surtout la volonté de nommer Siobhán Géhin comme administratrice à la surprise générale, en remplacement d’Anthony Ravaux, arrivé au bout de son mandat, va irriter la plupart des actionnaires, ce qui met définitivement le feu aux poudres. Et pour cause, ces derniers assurent qu’il s’agit de proches des fondateurs et non de profils pertinents pour l’entreprise.
Mais du côté des fondateurs de Solendro, le son de cloche est différent. Ils assument et défendent leur choix : «Sébastien Méjean était le co-fondateur de Sojeans.com, site de vente en ligne de vêtements, et avait procédé à plusieurs levées de fonds. Julien Vantyghem avait quant à lui occupé les fonctions de CTO du site d’e-commerce Lepape.com, un distributeur en ligne de vêtements et de matériel de sport, entre 2011 et 2016. Ces deux personnes ont été choisies parce qu’elles étaient familières des problématiques que nous rencontrions dans la gestion opérationnelle de Solendro et qu’elles disposaient des compétences requises aux termes du pacte d’associés. Ni Matthieu ni moi n’avons le moindre lien de parenté avec eux.» Ils ajoutent également un détail : «Il est à noter qu’il aurait été de notre droit de nommer au conseil d’administration des membres de notre famille, dès lors que ces derniers remplissaient les critères prévus au pacte.»
Les fondateurs de Solendro, minoritaires au capital… mais en ballotage favorable au board ?
Pour mieux comprendre ce qui va se passer par la suite, il faut avoir en tête que Jules Delmas et Matthieu Géhin étaient devenus actionnaires minoritaires à l’issue du dernier tour de table de Solendro (via les différentes dilutions des tours de tables successifs), en disposant de 42 % du capital contre 25 % pour Breega et 22 % Internet Attitude, qui étaient donc les actionnaires principaux de la société avec 47 % du capital en cumulé. Pour autant, s’ils n’étaient plus majoritaires au capital, les règles de révocation étaient complexes selon leur pacte.
En effet, les règles de gouvernance et de gestion de Solendro ont été définies dans le pacte d’associés et dans les statuts de la société, de telle manière que les deux fondateurs ont la possibilité de désigner la majorité des membres du conseil d’administration de l’entreprise (6 sur 10) et donc de se mettre à l’abri d’une potentielle révocation à moins d’une mésentente entre eux, explique Jules Delmas dans un post sur Medium. Par conséquent, le board était censé être favorable aux fondateurs de Solendro, avec des administrateurs qui vont dans leur sens. Un point essentiel à avoir en tête alors que se profile l’assemblée générale du 20 juillet 2020, durant laquelle tout va voler en éclats entre les fondateurs et les actionnaires.
Les dates clés avant l’AG décisive :
- Mardi 26 mai 2020 : deux membres historiques du conseil d’administration, nommés par les fondateurs, démissionnent au milieu de leurs mandats.
- Samedi 30 mai 2020 (convocation envoyée par les fondateurs le mercredi 27 mai) : deux nouveaux membres du conseil d’administration sont désignés par les fondateurs lors d’une assemblée générale extraordinaire (qu’ils tiennent seuls), malgré l’absence des représentants de tous les autres actionnaires.
- Jeudi 4 juin 2020 : nouvelle convocation pour le 12 juin, envoyée par les fondateurs. A l'ordre du jour : la nomination ou le renouvellement de membres administrateurs.
- Vendredi 12 juin 2020 : nouvelle assemblée générale dans les bureaux de Solendro, en présence d’un huissier de justice à la demande des fondateurs, qui siège à la réunion. Tout le monde est présent. Le renouvellement d’Anthony Ravault n’est pas soumis au vote, contrairement à l’ordre du jour.
- Le même jour, en fin de journée, une nouvelle convocation est envoyée à l’ensemble des actionnaires pour le 15 juin 2020. L’ordre du jour : proposer la nomination de Siobhán Géhin comme administratrice à la surprise générale, en remplacement d’Anthony Ravaux.
- Lundi 15 juin 2020 : l’assemblée générale se tient mais les actionnaires présents, qui dénoncent la nomination d’un membre de la famille de Matthieu Géhin, rejettent cette résolution à 52 %. Cette fois, aucun huissier n'est présent à cette réunion.
- Mercredi 24 juin 2020 : une assignation en référé (action en justice qui vise à passer en force une décision) est envoyée par les fondateurs aux investisseurs pour acter définitivement la nomination de ce nouvel administrateur et se prémunir de leur éventuelle révocation.
- Vendredi 10 juillet 2020 : envoi d’une convocation par les investisseurs, pour une nouvelle assemblée générale au lundi 20 juillet 2020 pour tenter d’obtenir des explications de la part des fondateurs quant aux événements des dernières semaines.
- Vendredi 17 juillet : l’assignation en référé est déboutée par le tribunal de commerce.
20 juillet 2020, l’assemblée générale où tout bascule
Alors que la rupture est déjà bien consommée entre les fondateurs et leurs investisseurs, les tensions accumulées depuis plusieurs mois explosent au grand jour le 20 juillet 2020 au 10 rue de Louvois, siège social parisien de Solendro. Les deux parties campent sur leurs positions et au cours de la réunion, un incident de séance est alors demandé par l’un des actionnaires (Benoît Georis pour le compte d’Internet Attitude) pour demander la révocation de Matthieu Géhin. Selon les différentes sources, la révocation des mandataires était possible ad nutum à la majorité simple. La fin de la réunion débouche sur une scène digne d’une série, mais sur laquelle les versions divergent. Les fondateurs de Solendro, choqués par la tournure des événements, assurent qu’ils ont dû appeler la police pour expulser les représentants des fonds de leurs locaux. De son côté, Breega assure que c’est tout simplement impossible puisque son représentant n’était pas présent physiquement dans les bureaux de l’entreprise, mais a suivi la réunion en visio.
Toujours est-il que cette assemblée générale acte la révocation de Matthieu Géhin de ses fonctions de président de Solendro, tandis que Jules Delmas est encouragé à collaborer avec le nouveau président (Jean-Pierre Lestavel, un expert retail passé notamment par Louis Vuitton et Levi Strauss, dont le recrutement avait été précédemment validé par toutes les parties prenantes, dont les fondateurs, pour améliorer le problème de fidélisation constaté par la banque d’affaires, lors du processus de vente) nommé lors de cette assemblée générale explosive. Quelques jours plus tard, Jules Delmas subira le même sort et sera à son tour démis de ses fonctions de directeur général à l’occasion d’une nouvelle assemblée générale le 14 août 2020. A noter que Jean-Pierre Lestavel sera épaulé à partir de juillet 2021, soit un an après les faits, par Olivier Brisac, membre du comité d’investissement d’Internet Attitude, en qualité de directeur général de Solendro. Point non-négligeable, les fondateurs de la société assurent dans un post Medium que Breega leur aurait lancé une perche via les autres actionnaires le 31 mai 2020 (l’email en question n’était pas destiné aux fondateurs), pour entériner le recrutement de Jean-Pierre Lestavel (accepté et validé collégialement) avant le 5 juin 2020.
Faute de quoi ils seraient poussés vers la sortie.
Un «stratagème frauduleux» aux yeux des fondateurs de Solendro
Forcément, la pilule a été difficile à avaler pour les deux entrepreneurs qui analysent la situation de la manière suivante : «Le 20 juillet, Breega met en œuvre son stratagème frauduleux pour nous débarquer de nos postes de dirigeants et accaparer l’ensemble de nos actions. En l’espace de quelques semaines, Breega et Internet Attitude mettront la main sur l’intégralité de nos actions, soit 42 % du capital de Solendro, pour la modique somme de 33 000 euros. Nous n’aurons plus de contact avec ces acquéreurs potentiels après notre départ définitif de Solendro, en septembre 2020.» Toutefois, contrairement à ce qui est dit par les fondateurs, et nous le verrons par la suite de cet article, ce n’est pas Breega mais le fonds Internet Attitude seul, qui a fait l’acquisition de ces actions.
Les 2 entrepreneurs sont d’autant plus dépités qu’ils affirment avoir été proches du but pour finaliser la cession de l’entreprise (affirmation non prouvée à ce jour). «En juillet 2020, nous sommes en discussions avancées avec deux acquéreurs potentiels. Si le processus de cession a été suspendu pendant quelques mois avec la crise du covid, il a repris au début de l’été dans un contexte favorable qui a vu le chiffre d’affaires de Solendro augmenter de 20 % au premier semestre 2020», expliquent-ils. La succession des événements durant ce fameux mois de juillet 2020 a évidemment complètement changé la donne, et les chances de revente ont été réduites à néant.
Après le départ des fondateurs, Breega dresse un constat particulièrement acide de la situation. «Contrairement à ce qu’ils disent, les fondateurs n’ont pas œuvré en faveur de l’entreprise et ses salariés. Dans les quatre mois qui ont suivi, ils ont tout fait pour empêcher le nouveau président de gérer la société, en bloquant l’accès aux mails et aux banques, et probablement en antidatant des contrats pour ne pas faire venir les salariés au bureau (contrat "full télétravail"). Ils ont organisé une bombe de l’intérieur, y compris pour Solendro», estime une source proche du dossier. Avant d’ajouter : «Quand le (nouveau) président (Jean-Pierre Lestavel, ndlr) remet la main sur les comptes, 450 000 euros ont disparu en frais d’avocats, soi-disant pour défendre Solendro, alors que c’était pour se défendre eux.» Ambiance…
La clause de «bad leaver» au cœur des débats
A l’issue de cet été 2020 riche en rebondissements, c’est une guerre de tranchée au niveau judiciaire qui a débuté. Les débats se concentrent notamment sur l’activation de la clause de «bad leaver» par les actionnaires. Pour rappel, il s’agit d’une clause de rachat forcé qui offre la possibilité aux signataires du pacte d’associés de racheter les actions d’un fondateur à une valeur plus basse que leur valeur réelle, en cas de faute de ce dernier. Autrement dit, cette clause permet d’obtenir, sous couvert de faute grave, de racheter les actions pour un prix beaucoup plus faible qu’une valorisation de marché. Mais rappelez-vous, les fondateurs de Solendro pouvaient tenter de bloquer toute potentielle révocation à l’aide des administrateurs nommés par leurs soins.
En parallèle de cette lutte autour de la clause de «bad leaver», d’autres procédures judiciaires sont lancées. Invitée à se prononcer sur la légalité de la révocation des fondateurs, la justice est également saisie par Breega, qui estime que Jules Delmas et Matthieu Géhin ont tout fait pour entraver le travail du nouveau président, mis en place lors de l’assemblée générale houleuse du 20 juillet 2020. Cela aboutira notamment à une plainte pénale contre les fondateurs de Solendro en avril 2021 pour abus de bien social à hauteur de près de 600 000 euros (dont 454 000 au titre d’honoraires de cabinets d’avocats de mai à septembre 2020, 57 000 concernant des factures d’une agence de communication en juillet 2020, et 6 000 pour le paiement d’une agence de sécurité).
Dans un premier temps, le tribunal de commerce, en janvier 2021, est allé dans le sens des investisseurs (dont Breega et Internet Attitude) concernant la révocation des fondateurs, mais la cour d’appel de Paris a finalement estimé en mars 2022 que les investisseurs avaient opéré conjointement «des manœuvres frauduleuses visant à faire échec à l'application des règles régissant la vie de la société». Cela signifie donc que la justice a considéré que les investisseurs avaient violé les dispositions du pacte d’associés. «Ce pacte ne comportant pas de clause de liquidation préférentielle, seule l’activation de la clause de bad leaver aurait permis cette relution, mais ils n’avaient rien à nous reprocher et à invoquer pour activer cette clause», assurent Jules Delmas et Matthieu Géhin.
Un pacte d’associés qui rendait complexe la révocation des fondateurs
Malgré la décision de la cour d’appel de Paris, confirmée par la Cour de cassation en août 2023, notre source chez Breega fait une lecture bien différente de la situation. «Les juges en première instance ont compris la situation : les fondateurs voulaient devenir intouchables en mettant la main sur le board, en tirant à boulets rouges sur les associés. Le tribunal de commerce a conclu que le remplacement des dirigeants était légitime, mais la cour d’appel a estimé que les actionnaires avaient évité de passer par le conseil d’administration et qu’ils auraient dû être plus attentifs aux statuts», analyse-t-elle.
Celle-ci reconnaît en effet que la révocation des fondateurs de Solendro, bien que motivée par des raisons légitimes aux yeux des investisseurs, aurait dû se tenir différemment. «Dans les statuts de Solendro, il y a eu une erreur commise par les avocats : les dirigeants pouvaient être révoqués par majorité simple des associés, mais la décision devait être validée par le conseil d’administration. Or celui-ci ne pouvait être convoqué que par les dirigeants», concède le représentant de Breega. «A cause de cette erreur matérielle dans les statuts, nous nous sommes retrouvés dans une situation très complexe pour les révoquer», conclut-il.
Toutefois, il se défend de toute manœuvre à des fins frauduleuses : «La cour d’appel a retenu le fait que cette révocation était frauduleuse pour mettre la main sur leurs actions, avec la clause de bad leaver, alors que c’est une conséquence de cette révocation, et non la cause. D’ailleurs elle ne cite pas Breega car nous n’avons pas racheté les actions. A l’inverse, j’ai même proposé de revendre les parts de Breega à l’euro symbolique pour que les fondateurs fassent leur vie. Ils ont refusé.»
A noter qu’une source proche du dossier nous indique qu’Internet Attitude a bel et bien appliqué la clause de “bad leaver” et racheté les actions en conséquence, ce qui n’est pas le cas de Breega. Contacté par nos soins, Olivier de Wasseige, à l’origine du fonds Internet Attitude, n’a pas répondu à nos sollicitations. Cette structure belge de capital-risque, créée en 2010, a disparu en août 2023 après la cession de son ultime participation (Ambassify).
Retour des fondateurs de Solendro au printemps 2022
Après la décision de la cour d’appel de Paris, qui annule leur révocation et le rachat forcé de leurs actions, Jules Delmas et Matthieu Géhin reviennent aux manettes de Solendro le 31 mars 2022, mais ne touchent pas les indemnités réclamées devant la cour d’appel de Paris. Ces derniers ne sont pas au bout de leurs surprises. «Juste après avoir été condamnés pour fraude par la cour d’appel de Paris, les fraudeurs ont cherché en l’espace d’une semaine à liquider la société dont ils étaient actionnaires après en avoir vidé les comptes avec leurs complices. Ces faits font aujourd’hui l’objet d’une information judiciaire», indiquent les fondateurs de Solendro. Ils assurent que ce ne sont pas moins de 240 000 euros qui ont été prélevés via trois chèques, qu’ils prétendent falsifiés.
Les deux entrepreneurs précisent que deux de ces chèques auraient été encaissés par Maître Pierre-Louis Rouyer, qu’ils désignent comme l’avocat de Breega et Internet Attitude à l’époque. Selon d’autres sources, Maître Pierre-Louis Rouyer était à l’époque l’avocat de la société et non pas celui des investisseurs cités.
Les deux fondateurs accusent également le-dit avocat d’avoir déposé une demande pour l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire le 8 avril 2022, trois jours après l’encaissement de ces chèques. Une source proche du dossier indique que l’avocat des actionnaires a été choisi par Solendro pour défendre la société de l’été 2020 à 2022. Cet acteur, qui a requis l’anonymat, assure donc que les deux fonds en question ne sont pas à l’origine de ces chèques et que tout paiement réalisé par l’entreprise sur cette période relève de la responsabilité du président (Jean-Pierre Lestavel, ndlr), et non des actionnaires. A noter qu’une plainte au pénal contre les fondateurs, déposée par la société, est toujours en cours concernant l’abus de bien social estimé à 600 000 euros, évoqué plus haut.
Toujours est-il qu’après l’ensemble de ces mouvements, le solde de la trésorerie de Solendro serait tombé à 100 000 euros, selon les fondateurs de la société.
Dans ce contexte délicat, la survie de Solendro ne tient plus qu’à un fil. Alors que la pandémie de Covid-19 avait engendré une explosion du recours au commerce en ligne et que Solendro aurait dû techniquement en profiter, cette violente bataille judiciaire entre les fondateurs et les actionnaires a plongé inexorablement la société vers les abysses. Surtout que cette situation a donné envie aux employés de Solendro de quitter une entreprise, autrefois considérée comme une aventure prometteuse dans le secteur de l'e-commerce.
Suite dans l'épisode final la semaine prochaine pour tirer les enseignements de cette affaire singulière !