Désormais incontournable dans le paysage de l’e-commerce français, Vinted est devenu la marketplace de référence dans la mode de seconde main. Créée en 2008 en Lituanie, la plateforme était pourtant en bien mauvaise posture il y a quelques années. Au bord du gouffre, elle s’est finalement relevée sous l’impulsion de Thomas Plantenga, co-fondateur de BookaBoat, une plateforme de location de bateaux, et artisan du renouveau d’OLX, spécialiste des petites annonces. Il est également passé par le fonds d'investissement FJ Labs, spécialisé dans les marketplaces, à New York.

Alors qu’il n’était destiné qu’à rester que quelques semaines chez Vinted en 2016, le temps d’une mission de consulting, Thomas Plantenga n’a finalement plus jamais quitté ce mastodonte de la mode de seconde main, lui imposant un remède radical pour le remettre sur pied avec une vague de licenciements (environ 40 % des effectifs) et la mise en place d’un nouveau modèle économique (ce sont les acheteurs, et non les vendeurs, qui paient les frais sur les annonces).

Malgré la concurrence de plateformes de fast fashion comme Shein, Vinted se porte aujourd’hui à merveille, avec plus de 75 millions de membres enregistrés, dont 27 millions en France, son premier marché devant le Royaume-Uni, et sort de sa première année complète de rentabilité (596,3 millions d'euros de revenus, en hausse de 61 %, et un résultat net à 17,8 millions, contre une perte de 20,4 millions d'euros en 2022).

Il y a quelques, semaines, Maddyness a pu s’entretenir à Amsterdam avec Thomas Plantenga. L’occasion de faire le bilan de ses huit années chez Vinted et d’évoquer son regard sur le marché français ainsi que l’avenir de la plateforme.

MADDYNESS – Au départ, vous deviez simplement rester chez Vinted quelques semaines, le temps d’une mission de consulting en 2016. 8 ans plus tard, vous êtes toujours là. Que retenez-vous de ce parcours ?

THOMAS PLANTENGA – Quand je regarde en arrière, je ne peux pas oublier le défi et la difficulté des débuts. Je n’oublie pas non plus le dévouement des équipes, qui sont restées soudées et qui se sont battues lors de toutes ces épreuves, notamment le licenciement de nombreuses personnes et le changement du business model. Je repense également à beaucoup d’innovations que nous avons adoptées, notamment pour réduire nos coûts et pour rendre nos solutions de livraison plus efficaces.

Forcément, ce sont les mauvais et les très bons souvenirs qui me viennent à l’esprit. Mais je me souviens aussi de tout le chemin que nous avons parcouru : même si l’on croît toujours au début qu’on devrait aller plus vite, après huit années, je peux vous dire que je n’aurais jamais imaginé que je serais assis ici, à la tête d’une entreprise avec de tels résultats financiers.

Quand vous êtes arrivé chez Vinted, vous avez proposé un remède radical pour relancer l’entreprise : un nouveau business model et un plan de licenciement massif. Quelle a été votre approche pour convaincre l’état-major qu’il s’agissait de la bonne décision ?

Ça n’a pas été simple. Avant de rejoindre Vinted, j’avais déjà dû régler des situations difficiles (chez OLX par exemple où j’ai joué un rôle de pompier) : je savais donc ce que cela impliquait de prendre des décisions et de voir leurs effets. Quand je suis arrivé chez Vinted, je me suis senti en phase avec l’entreprise et j'ai vite vu ce qui n’allait pas. J’ai compris ce qu’il fallait faire pour régler certains points bloquants. J’ai tout de suite adoré les fondateurs et les collaborateurs, et me suis donc senti très vite connecté à eux. Cela m’a motivé à construire quelque chose d’utile en Lituanie.

Lorsque je m’implique dans un projet, j’ai envie que ça aille vite et que cela ait un grand impact. C’est dans mon caractère : quand je suis investi, je fonce. Ici, j’ai vite su quelle était la bonne option. Et puis, il faut bien l’admettre, je ne connaissais pas les collaborateurs de Vinted depuis six ans. Ce n’était pas une équipe à laquelle j’étais très attaché émotionnellement. Cela m’a aidé à faire ce choix difficile.

Évidemment, cela a été douloureux de licencier une centaine de personnes. Mais depuis, nous avons embauché 1 900 collaborateurs. Donc aujourd'hui, je peux dire que ça valait la peine d'agir ainsi. Parfois, vous devez prendre des décisions difficiles à court terme pour être en mesure de prendre soin de tout le monde à long terme. Tous les trois ou six mois, nous revoyons par exemple les structures de nos équipes. Nous avons de bons exemples de personnes qui sont devenues ingénieures ou responsables, et qui, après trois ou quatre mois, nous disent qu'ils ne veulent pas manager et qu'ils préfèreraient coder à nouveau.

Travailler chez Vinted, c’est être flexible. Nous innovons, nous essayons, faisons des erreurs et devons constamment nous adapter. Certes, personne ne sait à quoi ressemblera l’avenir, mais nous voyons grand et faisons en permanence de notre mieux pour y parvenir.

«Si vous m'aviez dit qu'il y aurait un jour 27 millions de membres enregistrés en France, j'aurais rigolé !»

La France est le premier marché mondial de Vinted avec 27 millions de membres. Vous attendiez-vous à cela quand vous êtes arrivé dans l’entreprise ?

Non, pas du tout ! (Rires.) Au début, nous voyions la France comme un pays avec d'anciens modèles commerciaux qu'il ne fallait pas toucher avec ce qui était vu comme une «nouvelle idée folle». Le directeur financier de l'époque nous disait : «Essayez d'abord l'Allemagne, car ce sera un désastre de toute façon !» Finalement, il a vu des résultats positifs là-bas. Cela ne fonctionnait pas de manière fantastique mais c'était beaucoup mieux que prévu. Tout le monde a été convaincu qu'il fallait essayer quelque chose en France, où les bases étaient déjà solides avec l'ancien business model. Évidemment, si nous avions su que cela fonctionnerait aussi bien en France, nous l'aurions fait plus tôt !

Nous avons d'abord déployé notre nouveau modèle en Allemagne, puis en France. Et quand le marché français a décollé, c'est allé si vite... Wow ! C'est le genre de moment où vous réalisez à quel point cela va être un tournant pour l'entreprise. Lors des trois premiers mois de croissance en France, j'ai non seulement réalisé à quel point elle était rapide, mais j'ai aussi compris que notre nouveau business model fonctionnait extrêmement bien. J'ai compris que cela pouvait être énorme et qu'il était possible de le reproduire ailleurs.

Quand je suis arrivé, si vous m'aviez dit qu'il y aurait un jour 27 millions de membres enregistrés, j'aurais rigolé ! Je me souviens que Justas (Janauskas, co-fondateur de Vinted, ndlr) a toujours été un visionnaire. Il a toujours dit que nous allions faire de la seconde main le premier choix des consommateurs dans le monde entier. Et je me disais qu'il fallait qu'il arrête de rêver et que la priorité était d'abord de réparer l'entreprise et d'être viable pour voir quelle ampleur elle pourrait prendre. Mais force est de constater qu'il avait raison !

Nous avons su faire évoluer notre business model pour qu’il ait un réel impact sur les modes de consommation et pour faire de la seconde main le premier choix. En France, 40% de nos membres ont une garde-robe majoritairement composée d’articles de seconde main et 25 % indiquent qu'ils achètent moins d'articles de mode depuis qu'ils utilisent Vinted.

C’est incroyable de voir l’impact que nous arrivons à avoir : c’est comme si c'était l'un des rares beaux exemples où le capitalisme peut réellement être une force pour le bien car il se concentre sur la bonne voie. Je pense que cela devrait être un rappel brillant des avantages que nous tirons du capitalisme.

En France, certains acteurs tentent de vous concurrencer, comme The Second Life. Quel est votre regard sur ces jeunes pousses qui veulent marcher dans vos pas ?

Oui, nous en avons beaucoup, et je leur souhaite beaucoup de chance ! Mais j'ai envie de leur dire : «Allez-y, montrez-nous que vous pouvez faire mieux. Je vous surveillerai de près et je verrai si je peux apprendre de vous.» De temps en temps, une petite startup perturbe une grande. C'est un système sans racines où les meilleurs gagnent, et c'est génial pour les consommateurs.

Le marché de la seconde main grandit si vite qu'il y a une place pour beaucoup d'acteurs. Il y a déjà beaucoup de plateformes, comme Leboncoin, eBay, nous.... La liste est longue et c'est tant mieux ! Ce marché doit se développer. L'année dernière, les ventes de vêtements neufs ont représenté encore des centaines de milliards d'euros et la part de la seconde main ne représente qu'une toute petite partie du marché total. Nous avons donc encore un long chemin à parcourir.

«Ce n'est pas un miracle que nous soyons rentables»

L'année dernière, vous êtes devenu rentable pour la première fois. Voyez-vous cela comme un miracle pour une licorne tech en cette période de crise ?

Ce n'est pas un miracle que nous soyons rentables. C'est un plan bien conçu qui a porté ses fruits. C'est la première année complète de rentabilité, mais nous avions déjà eu des périodes où nous avions réussi à atteindre le seuil de rentabilité. Depuis 2016, nous n'avons pas eu une seule année sans au moins un trimestre où nous étions à l'équilibre ou rentables. Nous avons très soigneusement réaffecté nos bénéfices dans l'entreprise pour ne pas être rentables, et au moment où nous avons vu qu'il y avait beaucoup de turbulences sur les marchés, avec une situation macroéconomique assez mauvaise, nous nous sommes dit que ce n'était peut-être pas le bon moment pour dépenser beaucoup d'argent. Et finalement, nous sommes devenus rentables. Tout était donc planifié. C'est arrivé au bon moment.

Pour autant, cela ne signifie pas que nous allons continuer à augmenter nos bénéfices de manière constante. Si nous voyons des opportunités d'investir dans de nouveaux marchés et de nouvelles opportunités, nous le ferons.

Toujours pas de date fixée pour une entrée en Bourse

Maintenant que vous êtes rentable, une introduction en Bourse est-elle au programme ?

Évidemment, c'est la prochaine étape logique. Mais ce que vous devez également comprendre, c'est que lorsque vous entrez sur les marchés publics, vous avez un devoir de transparence, avec des rapports trimestriels. Tout le monde peut voir exactement ce que vous faites. Et comme nous prenons beaucoup de risques, nous adorons faire cela sur les marchés privés.

Bien sûr, nous voulons construire une entreprise technologique européenne qui, à un certain moment, sera une entreprise publique, mais vous n'obtiendrez pas de date de ma part, car elle n'existe pas encore. D’ici là, nous nous concentrons sur ce qui est bon pour notre business en matière de financement, en fonction de la situation macroéconomique, de notre croissance et de ce que nous pensons des risques que nous prenons.

Et peut-être qu'avant d'entrer en Bourse, vous voulez accélérer aux États-Unis par exemple ? Vous avez déjà tenté votre chance sur le marché américain mais vous n'avez pas eu le succès escompté là-bas.

Nous avons essayé plusieurs fois et cela n’a pas donné de résultats satisfaisants. Mais nous avons eu de très bons résultats en Europe, donc nous continons de nous concentrer sur cette région pour le moment. Cela ne veut pas dire que nous ne reviendrons pas sur le marché américain.

Pour être honnête, nous avons essayé cinq, six, sept fois au Royaume-Uni... Vous testez, vous apprenez, vous testez, vous apprenez, vous testez, vous apprenez... Et puis boum, vous gagnez ! Donc une chose sur laquelle vous pouvez compter, c'est que nous n'abandonnons jamais. Personne ne sait si nous allons y parvenir. Mais évidemment, les États-Unis sont un grand marché sur lequel il serait intéressant de travailler.

«Arrêtons tout ce battage médiatique autour des charlatans»

En ce moment, tout le monde ne parle que d'IA. Quelle est votre position sur le sujet ?

L’IA séduit largement maintenant, et bien-sûr, je pense qu’il existe une quantité énorme de solutions intéressantes.Mais vous savez, je suis dans ce domaine depuis un certain temps. J'ai vécu dans une période où les applications mobiles étaient mobiles, et on ne parlait que de ça, puis nous sommes passés à la blockchain, la blockchain et encore à la blockchain, puis le Web3, le Web3, et encore le Web3. Maintenant, il n'y en a que pour l'IA. Mais je pense que l'IA, contrairement au Web3, a déjà un impact significatif. Je pense que cela changera les économies telles que nous les connaissons, comme l'ont fait de nombreuses innovations.

Nous sommes désormais à un point où cela suscite tant d'attention que vous pourriez penser que tout changera l'année prochaine. Cependant, ce ne sera pas le cas. Cela fait dix ans que nous disposons de statistiques prédictives et sept ans que nous utilisons l'apprentissage automatique. Ce que nous voyons maintenant n'est qu'une nouvelle itération de ces technologies.

C'est un sujet passionnant à aborder, et je suis heureux que les gens s'intéressent à l'innovation. Ce qui me déplaît, c'est la tendance à en parler de manière extrême, en affirmant que cela va détruire le monde tel que nous le connaissons. Nous devrions être prudents, avancer pas à pas, en tirer des leçons, et voir l'IA comme une grande opportunité plutôt que comme un moyen de nous contrôler.

Si l'IA fonctionne bien, nous pourrons guérir de nombreuses maladies, créer des matériaux plus efficaces et surmonter beaucoup de nos problèmes énergétiques. C'est essentiel. Prenons les choses en main, travaillons dur et faisons le nécessaire tout en nous protégeant des effets négatifs. Collaborons étroitement avec les gouvernements pour une réglementation appropriée. Arrêtons tout ce battage médiatique autour de l’IA vue comme «le nouveau charlatan». Ce n'est pas ce dont nous avons besoin.