On a évidemment parlé d’intelligence artificielle générative aux Rencontres économiques d’Aix, les 5 et 6 juillet 2024. Pas de questionnements techniques mais plutôt des réflexions sur l’impact d’une telle innovation et sur l’orientation à lui donner. Les patrons des grands groupes actent le fait de se lancer dans la course à l’IA générative mais manquent parfois de méthode et de cas d’usage. Pour réussir cette révolution industrielle, il faut la comprendre et analyser quels sont les vrais gains qu’elle peut nous apporter. 

Pour Pierre Jacquet, membre du Cercle des Économistes et professeur à l'École nationale des Ponts et Chaussées, l’objectif doit toujours être l’amélioration des conditions de vie. Le chercheur en économie veut rassurer : les destructions d’emplois ou autres liées à l’émergence de l’intelligence artificielle font partie d’un processus indispensable mais bénéfique. À condition de garder un objectif en ligne de mire et de changer notre mesure de la performance. 

Maddyness : Quel est l'impact de l'intelligence artificielle sur l'industrie?

Pierre Jacquet : L’intelligence artificielle est ce qu'on appelle une technologie générique, c'est-à-dire une technologie qui peut se diffuser partout et qui génère elle-même de nouvelles innovations sur son usage. Son utilisation crée de nouvelles innovations. 

Nous sommes donc en route pour plusieurs décennies d'innovation continue. Ces innovations sont-elles facteurs de progrès social et dans quelles conditions ? Ce sont les questions à se poser. Quand on parle de progrès social, c’est au sens d'amélioration des conditions de bien-être, des conditions de vie des individus, la capacité de gérer la transition environnementale et énergétique, etc…

Dans combien de temps les premiers gains de productivité pourraient-ils être visibles ?

Historiquement, lorsqu'on regarde comment les technologies génériques, comme l'électricité par exemple, ont eu un impact sur la productivité et la croissance, cela a pris un demi-siècle. 

Mais il se passe des tas de choses pendant ces 50 ans ! Dès le début, il y a des premières applications. Mais au démarrage, il y a ce qu’on appelle le paradoxe de la productivité, c'est-à-dire qu’il y a ce développement des nouvelles technologies sans qu’on en voit nécessairement des gains de croissance ou de productivité. L'une des raisons principales est que pour utiliser ces nouvelles technologies, il faut d'abord éduquer, construire les compétences humaines, mais il faut aussi réorganiser, repenser les tâches, l'organisation, le management… Cela prend beaucoup de temps.

Est-ce le bon moment pour que les industries et les entreprises s’en emparent ou faut-il laisser un peu de temps à l’IA pour se développer ?

C'est une question complexe et c’est aux entreprises d'y répondre. Il faut rentrer dans cette dynamique d'innovation le plus tôt possible. Cela ne va pas être linéaire, il y aura des échecs, il y aura des innovations temporaires qui ne réussiront pas. Ce processus de découverte est important. 

«Il y a de la place pour un vaste débat sur l’IA»

A-t-on besoin de garde-fous politiques pour accompagner cette nouvelle révolution industrielle ?

Oui, parce que je pense que l'utilisation du projet technologique pour améliorer les conditions de vie ne se fait pas spontanément. 

Dans le cadre des progrès liés à la machine à vapeur, à l'électricité, etc., ce sont les négociations sociales qui ont permis d'améliorer les conditions de vie. Il y a de la place pour un vaste débat, pour l'implication des partenaires sociaux, des politiques publiques sans quoi la direction prise par l'innovation sera celle donnée par les chefs d'entreprise dont la logique, tout à fait légitime d'ailleurs, n'est pas nécessairement celle du bien commun de la société. 

Il faut arriver à combiner la dynamique d'innovation portée par les entreprises et puis les objectifs sociétaux définis par les pouvoirs publics et par le politique.

Allons-nous vivre une phase de destruction créatrice ? 

Sûrement, la destruction créatrice, peut-être interprétée de façon négative, il y a des mises sur le côté, mais aussi de façon positive comme étant la libération de ressources par des secteurs qui n'ont pas d'avenir, au profit de secteurs qui en ont un. 

Cette destruction créatrice est un mouvement naturel et normal dans des sociétés qui évoluent, qui changent. La vraie question est que fait-on pour soutenir les employés qui travaillent dans les secteurs en difficulté ?

Il faut les accompagner à la fois dans leurs conditions de vie courantes, mais aussi dans la préparation de l'avenir avec de la formation, de la construction de compétences, etc.

Quel peut être le rôle des chercheurs et des universitaires dans cette révolution industrielle ? 

Avant le rôle des universités, il y a des pouvoirs publics dans la politique de recherche. Si on veut créer en France un système d'innovation efficace et qui nous permet d'accroître les conditions de vie des individus, il faut une politique de la recherche beaucoup plus dynamique et mieux financée.

Les chercheurs contribuent à ce projet technique. Les pouvoirs publics ont également un rôle d’orientation de la recherche. Par exemple, si on fixe un prix du carbone élevé, naturellement la recherche s’oriente vers la réalisation d'économies d'émissions de carbone, d'économies d'énergie, etc.

Autrement dit, le projet technique n'est jamais neutre. Il faut mettre en place des incitations qui vont le guider. L'université a donc un premier rôle, qui est, à travers l'effort de recherche, de nourrir l'innovation que porteront les entreprises.

Il y a un deuxième rôle qui est un rôle de compréhension des évolutions courantes et actuelles. Dans les universités aujourd'hui, il y a beaucoup de programmes qui développent la compréhension de l'intelligence artificielle, ce qui permet ensuite d'être davantage prêt pour innover ou pour comprendre les enjeux de l'innovation. C'est important que les universités soient associées à ce processus.

Peut-on prioriser les deux enjeux majeurs actuels de l’innovation : la préservation du climat et l’intelligence artificielle générative ? 

La priorité, c'est l'amélioration des conditions de vie. Evidemment, cela passe par la compréhension du réchauffement climatique et la lutte contre le réchauffement climatique. Ça, c'est la priorité. et l'IA peut y contribuer. 

L'une des grandes questions, c'est comment orienter cette innovation et comment réorienter les gains de productivité vers l'économie verte. Aujourd'hui, les gains de productivité sont mesurés par des indicateurs de croissance qui ne reflètent pas ce besoin de transition verte. 

Il faut qu'on fasse un travail sur changer nos KPI et sur la définition qu'on donne à la performance. Avoir une vision de la performance qui est uniquement financière, très clairement, ça ne marche pas aujourd’hui.

Quel est votre message aux entrepreneurs ? 

Innovez le plus possible, mais en liaison avec vos employés. Je crois que c'est le débat à la fois dans la société et à l'intérieur des entreprises qui peut permettre de maximiser les bénéfices du développement de l'intelligence artificielle pour tous.