Dans un contexte international miné par les risques géopolitiques, Yves Choueifaty, fondateur de TOBAM, propose une approche novatrice en matière de gestion d'actifs. Sa dernière initiative, la stratégie LBRTY, vise à atténuer l'exposition des investisseurs aux régimes autocratiques, souvent associés à une instabilité économique et politique. En seulement quelques mois, cette stratégie, classée article 9 SFDR, a atteint plus de 100 millions d’euros d’encours sous gestion.

Maddyness : Pouvez-vous nous raconter votre parcours ?

Yves Choueifaty : J’ai grandi au Liban, j’y ai beaucoup été exposé aux conséquences catastrophiques des autocraties de la région. Puis, jeune matheux, j’ai commencé ma carrière dans la gestion d’actifs en 1992 au Crédit Lyonnais Asset Management, en tant que stagiaire. Onze ans plus tard, j’en devenais le directeur général. J’ai quitté le Crédit Lyonnais au moment de la fusion avec le Crédit Agricole et je suis retourné à la recherche. Une question a notamment occupé mon temps : dans la gestion d’actifs, tout le monde parlait de diversification, mais aucune mesure de la diversification n’existait. Je suis donc parti à la recherche de cette mesure, et j’ai défini une manière de la calculer, qui est aujourd’hui enseignée à l’Université, dans le cadre du CFA, mais aussi utilisé en botanique et en biologie.

Quel est le lien entre cette mesure de la diversification et la création de Tobam ?

Quand on sait mesurer, on sait maximiser. Cette capacité à mesurer et donc à maximiser la diversification est la vocation initiale de Tobam, que j’ai créé en 2005. Dès 2006, nous avons lancé la stratégie Maximum Diversification. Quelques années plus tard, en 2013, nous avons commencé à nous intéresser au Bitcoin. À l’époque, nous avons pris un pari majeur : celui de dire qu’un jour, les plus grosses institutions de la planète auraient du Bitcoin. Ce pari a été gagné il y a un mois quand des mastodontes comme Blackrock, Fidelity, Invesco ou Franklin Templeton ont décidé de créer des ETF indexés sur le Bitcoin. En 2016, nous avons formé une équipe dédiée et écrit une thèse de 90 pages sur le Bitcoin, que nous avons présentée à l’AMF. En 2017, nous avons lancé le premier fonds ouvert investi en Bitcoin au monde. Enfin, en 2023, nous avons lancé LBRTY, une stratégie qui vise à construire un portefeuille le moins exposé possible aux régimes autocratiques.

D’où la stratégie LBRTY tire-t-elle ses origines ?

En 2009, j’ai rassemblé mes collaborateurs, qui étaient à l’époque au nombre de huit, pour choisir ensemble une cause de philanthropie. L’éducation est rapidement apparue dans les propositions. Mais cela ne suffisait pas : l’Allemagne était le pays le plus éduqué d’Europe en 1930, et pourtant on sait ce qu’il s’est passé. Nous devions aller plus loin, et nous avons donc choisi la cause de la démocratie et des droits de l’homme. Dès 2009, nous avons donc commencé à reverser 10% des profits à des projets portés par des ONG défendant les droits de l’homme, comme Amnesty International, Human Rights Watch et aujourd’hui Reporter sans frontières. 

Quelle est la thèse de LBRTY ?

En tant que gérant d’actifs, mon rôle n’est pas de différencier le bien du mal, mais de distinguer ce qui fonctionne de ce qui ne fonctionne pas sur le long terme. Je pense que la démocratie et les droits de l’homme sont des facteurs positifs pour l’économie. À l’inverse, de nombreux travaux de recherche académique montrent que les autocraties ont un coût économique énorme. L’histoire a montré qu’à long terme, les investisseurs dans des entreprises exposées à des régimes autoritaires prendront un risque rémunéré négativement : ils seront exposés aux conséquences des guerres, de l’absence d’état de droit, des expropriations provoquées par l’État, des troubles sociaux, du gaspillage et de la corruption. À long terme, ils finiront par sous-performer.

C’est sur cette base que nous avons construit LBRTY, un fonds qui vise à investir dans des entreprises faiblement exposées au risque autocratique. On peut résumer notre approche en quatre points : l’autocratie est un facteur de risque, ce facteur de risque détruit de la valeur, la majeure par l’exposition à ce risque est indirecte et enfin ce facteur de risque est indépendant des autres facteurs de risque.

Comment identifiez-vous les risques autocratiques ?

La stratégie actions TOBAM LBRTY s’inscrit sur deux niveaux. Elle exclut d’abord tous les pays où les libertés civiles et les droits démocratiques ne sont pas respectés. Ensuite, au sein des pays éligibles, elle privilégie les actions faiblement exposées aux pays autoritaires. En effet, le risque autocratique peut être direct ou indirect. Ainsi, on peut éviter d’investir dans des sociétés russes, mais il existe aussi des sociétés occidentales fortement exposées à la Russie. Une étude de Yale indique que plus de 1000 entreprises cotées en dehors de Russie ont dû fermer leur business en Russie, cela a représenté plus de 240 milliards de dollars de perte. Entreprise par entreprise, nous allons donc calculer l’exposition à la liste des pays autocratiques. 

Cette thèse pourrait-elle s’appliquer au non coté ?

Complètement ! Le marché du non coté est plus segmenté et je doute que les fonds de VC français investissent en Russie, mais toutes les entreprises sont concernées par les risques liés aux régimes autoritaires. Le risque autocratique était dormant, mais aujourd’hui, on ne peut plus le nier. Le recul de la démocratie dans le monde est tellement important qu’il y a des conséquences économiques à tous les niveaux. Sur le non coté, on a plus facilement accès à des informations comme la part du chiffre d’affaires exposée à des pays autocratiques.