"La défense, c'est un écosystème pragmatique et accueillant dès lors que vous apportez une solution pertinente, quel que soit votre secteur d'origine", explique Nicolas Scaniezki, l’ancien CEO d'Internest. Cette startup, créée en 2017, développe une technologie à base d’ultrasons qui permet l'atterrissage de drones, en toutes circonstances : météo, visibilité et terrain.
Au moment de sa reprise par l’équipementier EVA en octobre 2023, le secteur de la défense représentait 60% de son activité. Pourtant, à l’origine, aucun de ses fondateurs n’avait de lien avec le monde militaire ! Pour se faire une place dans ce secteur, il leur a fallu découvrir les codes bien particuliers de ce marché et se former sur le tas.
À l’image d’Internest, de plus en plus de startups se tournent vers le monde de la défense et de la sécurité, à la recherche de nouveaux débouchés. C’est le cas notamment dans la robotique, la cybersécurité, l’intelligence artificielle, les drones, les nouveaux matériaux, la logistique ou encore les télécommunications.
Le retour des menaces sur le sol européen dû à la guerre en Ukraine n’est pas étranger à ce mouvement : la question de la souveraineté est revenue au premier plan, tandis que les investisseurs se montrent moins frileux que par le passé pour financer des entreprises ayant des activités liées de près ou de loin au domaine militaire. En particulier, Bpifrance opère deux fonds sur cette thématique : Definvest et le Fonds innovation défense, créé en 2021 et doté de 200 millions d’euros. Toutefois, ce secteur hautement technologique est encore trop peu connu du monde de la finance et de l’investissement. Il demeure source de fantasmes et la « DefTech » est souvent assimilée à la « DeathTech ».
Principal frein : la méconnaissance du secteur
De la même manière, “le principal frein pour les startups est la méconnaissance des acteurs de cet écosystème et de leurs modes de fonctionnement, ainsi que des finalités”, explique Hubert Raymond, Responsable de l'Innovation au GICAT, le Groupement des Industries Françaises de Défense et de Sécurité Terrestres et Aéroterrestres. Ce groupement professionnel, créé en 1978, compte près de 480 membres et défend les intérêts de la profession. Le GICAT représente et fédère les acteurs de la filière industrielle dans le secteur de la défense et la sécurité terrestre et aéroterrestre.
Conscient des problématiques de l’open innovation dans son secteur, le GICAT a mis sur pied en 2017 le programme Generate, à la fois label innovation et accélérateur destiné aux startups intéressées par le monde de la défense et de la sécurité. Son but : faciliter les échanges entre les entrepreneurs, et les industriels et donneurs d’ordre du secteur et familiariser la jeune pousse aux spécificités de l’écosystème.
“L’idée première est de rapprocher le GICAT de petites structures qui n’ont pas encore les ressources pour nous rejoindre comme adhérent, afin de les aider à monter en puissance en s’appuyant sur le groupement et ses atouts, et à se structurer, pour proposer leurs technologies aux forces et aux industriels”, explique Hubert Raymond dirigeant le programme.
Plusieurs fois par an, un jury sélectionne les futurs membres du programme selon trois critères : le niveau de maturité de l’entreprise et de sa solution, la volonté de la startup de se diversifier dans le domaine de la défense et de la sécurité et la capacité de sa technologie à répondre à des besoins spécifiques du marché.
Accompagnement et contacts qualifiés
“Plusieurs services du ministère des Armées et du ministère de l’Intérieur sont systématiquement représentés dans le jury (l’Agence de l’Innovation de Défense par exemple), aux côtés de maîtres d'œuvre industriels comme Thales, KNDS, Arquus ou Safran, et des entreprises de taille intermédiaire et PME (Bertin, Exail, Elno..). Il y a aussi un entrepreneur passé par Generate”, détaille le responsable de l'Innovation du GICAT, qui explique que “pitcher devant le jury est déjà une première accélération : cela permet de rencontrer des interlocuteurs qui peuvent devenir des contacts qualifiés afin de confirmer l’adéquation du besoin à la technologie proposée, voire d’expérimenter.”
Depuis son lancement, il y a 7 ans, ce programme a permis à une soixantaine de startups de bénéficier d’un accompagnement privilégié. Au menu : des sessions de formations thématiques (financements, coopération industrielle, marchés publics, intelligence économique, etc.), des rencontres trimestrielles avec des acteurs de l’innovation, un coaching pour la levée de fonds, et la mise en relation avec des professionnels suivant les problèmes qu’elles rencontrent…
Le GICAT assure également une présence de ses startups au sein des pavillons “France” sur des salons défense et sécurité pour l’export, ainsi que dans des espaces dédiés sur des salons en France, comme Eurosatory, Milipol ou le Forum Innovation Défense.
“Le programme Generate nous a permis de comprendre les interactions entre les militaires, la Direction générale de l’armement, le ministère des Armées, les industriels… Il a aussi été très utile en termes de contacts qualifiés et de visibilité. Nous avons gagné beaucoup de temps”, confirme Nicolas Scaniezki.
Une question de temps
Le temps est d’ailleurs un autre point de friction important dans les relations entre startups et acteurs de la défense et de la sécurité… "Il faut s'armer de patience, car les délais sont plus longs que dans le civil, mais les résultats sont au rendez-vous", reconnaît Hubert Raymond, en pointant l’une des spécificités de ce secteur : “lorsqu’on achète un matériel pour une armée il faut être conscient qu’il sera en service entre dix et soixante ans – sauf peut-être dans le domaine du logiciel“… Il faut aussi apporter des garanties quant au maintien en condition opérationnelle, c’est-à-dire la capacité à réparer l’équipement.”
“Certaines entreprises qui sont étrangères aux domaines de la défense et de la sécurité pourraient se poser la question des champs d’application de leurs solutions dans ces finalités”, constate le représentant du GICAT, qui met en avant les principes de dualité, de porosité et de réversibilité de la technologie, qui permettent de créer des ponts entre applications civiles et militaires afin d’équilibrer les risques pour les entrepreneurs.
Miser sur la dualité
Illustration avec les startups accompagnées ces dernières années par le GICAT : si on y trouve des noms attendus tels que Cerbair (protection anti-drones), Pangolin Defense (protection balistique), Dust Mobile (télécommunications sécurisées), Olvid (messagerie cryptée), Cistrom (formation au tir) ou encore Icarus Swarm (essaims de drones), Elika Team (apprentissage linguistique, qui a réussi un premier passage à l’échelle), et Traak (géolocalisation indoor) ; des startups davantage identifiées avec des applications civiles y trouvent aussi leur place. C’est le cas notamment de LivingPackets, qui développe des solutions de livraison sécurisée, qui pourraient trouver des applications pour les valises diplomatiques, ou encore le cas d’Akidaia, grande gagnante du CES Innovation Award 2024 pour sécuriser les sites sensibles des forces armées et de sécurité. Les solutions proposées par les startups présentent ainsi de multiples finalités, dont un grand nombre sont en lien avec la constitution ou l’exercice de la souveraineté. En témoigne la startup gagnante du concours innovation du GICAT, AERIX SYSTEMS, qui est organisé lors du mondial de la Défense et de la Sécurité, EUROSATORY 2024, qui propose un moteur de drone omnidirectionnel.
Cette approche “duale” est saine pour les entrepreneurs, car, comme le souligne Hubert Raymond, “quand on est une startup, on ne peut pas vivre que des marchés de la défense et de la sécurité. Il faut pouvoir se diversifier assez rapidement. S’attaquer à la défense comme premier marché peut être très compliqué, surtout pour un primo-entrepreneur.” D’où son conseil : “être ‘sovereign by design’ et envisager la finalité de la défense et de la sécurité, autant que les finalités dans les activités d’importances vitales (énergie, communications, approvisionnements, cyber…), ou les activités essentielles de service public (transports, médecine, agritech…) qu’un déploiement à l’international. ”C’est un marché qui contribue à la sécurité de nos concitoyens, et qui finira par payer en marge et en croissance sur la durée, mais qui demande du temps.”