Maddyness : Avant d’aborder le sujet des soft skills, pouvez-vous revenir sur le terme de compétence ?
Ibrahima Fall : Être compétent, c’est avoir la capacité à accomplir une tâche avec succès. Une compétence ainsi définie n’est rien d’autre qu’un algorithme en action : tout ce qu’une compétence permet de faire, une machine pourrait également l’accomplir. Paradoxalement, pour être compétent, la compétence ne suffit pas : il faut en outre avoir du discernement, c’est-à-dire être capable de “critiquer” la tâche dans le sens étymologique du terme pour l’enrichir, la simplifier ou tout simplement s’en passer si nécessaire. Ce que je critique donc, ce n’est pas la compétence en elle-même, qui est nécessaire, mais plutôt les référentiels de qui sont perçus comme l’alpha et l’oméga de la performance.
M : En quoi les soft skills seraient-elles une construction RH ?
I.F : Une grande partie de l’Histoire s’est déroulée sans mentionner la notion de compétence : aujourd’hui, elle est omniprésente ! Or, le terme “compétence professionnelle” n’émerge que dans les années 1970 aux États-Unis (David McClelland, enseignant de psychologie à l’Université Harvard et spécialisé dans l’étude de la motivation), puis dans les années 1990 en France. Avant cela, on parlait de qualification. Les soft skills, quant à elles, représentent une catégorie assez disparate : il n’existe d’ailleurs aucune définition qui fasse consensus. Ce qui m’interpelle est la temporalité de leur apparition dans les discours RH : c’est concomitant avec l’émergence du coaching dans les organisations. Plutôt que de réfléchir en profondeur sur les causes profondes des problématiques, il me semble que l’on s’attaque aux conséquences, voire aux symptômes. Les dysfonctionnements sont donc attribués à un manque de compétences ou d’engagement, auquel on répond par du coaching ou de la formation… sans penser à la complexité du travail, le travail réel.
M : Qu’est-ce que le travail prescrit versus le travail réel, et quel est le lien avec les soft skills ?
I.F : Le travail prescrit est défini par des procédures, des compétences et des processus formalisés. En revanche, le travail réel est ce que les individus accomplissent effectivement en situation, face aux imprévus et aux exigences du moment. Pour être véritablement efficace, il est essentiel de mettre en place une organisation qui permet aux salariés de mobiliser leur intelligence pratique afin de gérer les aléas du réel. En se concentrant uniquement sur des compétences, on ignore la complexité et la richesse du travail. Ce dernier nécessite non seulement des compétences techniques et comportementales, mais aussi l’habileté à s’adapter, à innover et à faire preuve de sensibilité et d’imagination, qualités essentielles pour surmonter les défis imprévus. C’est ce que je nomme la capacité à s’orienter dans la pensée et dans l’action.
M : Comment créer les conditions de cette capacité à s’orienter dans la pensée et dans l’action ?
I.F : Aujourd'hui, on ne reconnaît pas suffisamment le travail réel, et les organisations ont tendance à nier la capacité des individus à explorer et à utiliser leur intelligence pratique. Pour remédier à cela, il est essentiel de créer ce que l’on appelle un “environnement capacitant” : il s’agit notamment de passer du travail collectif au collectif de travail. Ceci implique de créer les conditions de la confiance et de la transparence pour faire converger les points de vue toujours pluriels sur le travail. Favoriser l’intelligence du collectif - et non collective - est également essentiel : les décisions et les solutions doivent émerger de discussions et de réflexions partagées. Il est aussi important de définir des règles de travail et de vie qui tiennent compte des particularités et des capacités de chacun.
M : Les soft skills ne sont-elles pas un levier d’employabilité ?
I.F : Depuis 30 ans, nous nous sommes focalisés sur une approche pédagogique axée essentiellement sur les compétences. Toutes les formations ont pour but de développer telle ou telle compétence spécifique. Cependant, l’éducation ne se résume pas à l’accumulation de compétences : on apprend aussi pour être capable de réfléchir et de discerner. Dans notre système éducatif, nous assistons à un boycott implicite des disciplines qui nourrissent la capacité de réflexion - l’imagination et la sensibilité - comme les mathématiques pures, la philosophie, la littérature ou encore la culture générale. Pourquoi ? Parce que ces matières ne sont pas considérées comme des leviers d’employabilité.
C’est pourtant l’inverse : la capacité à se poser des questions, à ressentir les choses pour produire un raisonnement complet est cruciale. Actuellement, nous nous trouvons dans un piège éducatif qui néglige ces aspects. Or, les soft skills ne suffisent pas à combler ce manque. Lorsque nous nous confrontons au réel, nous réalisons qu'il faut plus que des compétences techniques ou comportementales.
M : Comment sortir de la doxa RH des compétences ?
I.F : Pour s’extirper de ce système, la fonction RH doit se transformer. Selon moi, il faudrait créer une direction du travail (au lieu de la direction des ressources humaines) : sa vocation est de réfléchir et d’agir véritablement sur le travail. Nous devons passer d’une logique de ressources à une logique de travail en mettant l’accent sur la coopération et les relations humaines, plutôt que de se focaliser uniquement sur les compétences techniques et/ou comportementales. Ainsi, la direction du travail mettrait en œuvre les conditions nécessaires à la coopération par le biais des collectifs de travail. Bien que la coordination soit nécessaire et que les processus permettent de la réaliser, la coopération, qui favorise la co-action, va plus loin : elle crée un environnement où les individus peuvent interagir, collaborer et construire ensemble, ce qui est fondamental pour une organisation inscrite dans le réel.
M : Cette direction du travail nécessite aussi une refonte des équipes RH ?
I.F : Pour répondre aux besoins actuels, il est nécessaire d'avoir des profils variés (gestionnaires, sociologues, ergonomes etc…) dans les directions du travail. Mais surtout, il est urgent de changer de perspective pour sortir des modes RH comme celle des soft skills. Nous devons cesser de gérer les personnes comme des ressources et commencer à aider les équipes à réfléchir sur leur travail, en mettant l’accent sur la coopération au sein du collectif de travail.