L’économiste française reconnue pour son expertise en macroéconomie internationale n’a pas ménagé les 90 responsables des ressources humaines venus l’écouter, soucieux de se forger une vision claire de la place de l’Europe et de la France sur l’échiquier économique mondial. « De la formation et de l'acquisition de compétences résultent l'émancipation et la cohésion sociale. Facteur de compétitivité, le capital humain est un sujet primordial pour la croissance », a déclaré Mathilde Lemoine lors du dernier dîner-débat du Cercle Humania. Une réalité qui ne l’a pas empêchée de déplorer que la France ait, encore aujourd’hui, trop souvent tendance à considérer que la compétitivité se fait exclusivement par les coûts, vision dépassée selon elle.

Frontière technologique et capital humain

La Group Chief Economist pour le groupe Edmond de Rothschild a invité l’audience à repenser - à quelques semaines des élections européennes - la compétitivité de l’UE par l'accumulation de capital humain. En plaçant cette logique au cœur des politiques publiques françaises et européennes dont elle juge les initiatives trop marginales. D’autant que, selon elle, le renforcement du lien entre accumulation de capital humain et croissance à long terme à mesure que les pays se rapprochent de la frontière technologique a été démontré.

« Il y a 30 ans, le niveau moyen de diplôme déterminait la compétitivité des entreprises. Aujourd'hui, la compétitivité est liée à la capacité d'une entreprise ou d'une organisation à maintenir le niveau de compétences tout au long de la vie professionnelle. Malheureusement, force est de constater qu'à l'échelle de l'OCDE, la France est un des pays où les compétences se dégradent le plus avec l'âge », a-t-elle affirmé. Un phénomène dommageable pour la France et l'Europe où la technologie tend à se diffuser rapidement.

Pour l'économiste, des solutions peuvent être trouvées, à condition que les dirigeants, quels qu'ils soient, comprennent que l'économie n'est pas statique et doit, au contraire, être abordée de manière dynamique. Mathilde Lemoine a rappelé le danger de l'inertie européenne sur ce sujet dans un environnement où la compétition mondiale ne cesse d'augmenter. « Les Etats-Unis et la Chine ont placé la formation et le capital humain au cœur de leurs stratégies de croissance. Quant à l’Europe, elle pouvait jusqu’à présent se prévaloir d’un taux de productivité horaire important, mais perd progressivement cet atout. »

Bien que la dégradation de ces fondamentaux l'oblige à un pessimisme qu'elle assume, l'experte en macroéconomie internationale concède que des leviers peuvent être actionnés pour pallier la situation, donnant différents exemples, tous empreints d'agilité.

L’exemple des Etats-Unis et du Brésil

Elle a notamment invité à imiter la réaction des États-Unis qui, plutôt que de se replier sur soit face à la guerre commerciale imposée par la Chine, avaient - outre l’augmentation de leurs droits de douanes et avec le soutien des entreprises qui avaient joué le jeu - rapidement opéré un détournement des flux commerciaux au profit d’autres pays d’Asie.

« L'Europe a trop souvent tendance à se replier sur elle-même. Elle oublie que la sécurisation des chaînes de valeur ne doit pas se faire au détriment d'une nouvelle expansion commerciale dans les pays à forte croissance. Les Américains, quant à eux, n'ont de cesse de tester de nouvelles formes de partenariats, y compris tripartites, pour sécuriser certains approvisionnements », a expliqué Mathilde Lemoine. « Le Brésil a lui aussi su profiter de la querelle économique entre les deux géants, en s'empressant de vendre son soja à la Chine, le substituant ainsi au soja américain. »

Deux exemples destinés à encourager les acteurs présents à dépasser une lecture conjoncturelle et à percevoir ces évolutions, notamment l'intégration régionale asiatique, comme une source de développement économique et de croissance mondiale. « Preuve en est : à hauteur de 25,4 %, la part du PIB américain dans le PIB mondial demeure inchangée par rapport à 1980 », a-t-elle illustré avant de rappeler la faible participation de l'Union européenne, avec seulement 3 %, résultat d’une croissance faible, elle-même partiellement liée à un stock de capital vieillissant.

Si, pour Mathilde Lemoine, cet état de fait montre que l'Europe ne fait plus partie de la macro économie internationale, il est aussi la preuve que des opportunités de développement économique existent pour revenir dans la course et avoir un poids économique suffisant pour être audible.

Pour remonter le moral des troupes, l'économiste, connue pour être force de propositions, a formulé deux conseils avant de répondre aux questions du public. « L'UE a, plus que jamais, intérêt à valoriser son atout majeur qu'est le capital humain. À cela s'ajoute la nécessité, pour éviter le vieillissement du stock de capital, d'une stratégie d'investissement, adossée à un amortissement accéléré massif financé par un investissement européen comme l’a été le chômage partiel, pour faire en sorte qu'à un moment où la demande ralentit avec la guerre russo-ukrainienne, les entreprises continuent d'investir. La conjoncture ne doit pas nous faire oublier les fondamentaux. La croissance dépend de l’accumulation de capital qu’il soit humain ou physique. »

Un éclairage précieux sur les défis de l’Europe et de la France sur l’échiquier économique mondial. Rendez-vous est pris pour le 8 octobre prochain pour un nouveau dîner-débat du Cercle Humania. Et si vous souhaitez vous pencher sur la thématique du futur du travail, vous pouvez participer au colloque "Futur du travail : humain et IA", le jeudi 27 juin.