John Chambers a été à la tête de Cisco pendant près de 25 ans. Aujourd’hui, il investit son patrimoine dans la tech via son fonds, J2C Ventures. Passionné de nouvelles technologies, John Chambers est également ambassadeur de la French Tech à l’international. L’ancien PDG d’une des plus grosses entreprises mondiales est un proche d’Emmanuel Macron et de Narendra Modi, le Premier ministre indien.
De ces 25 ans à la tête de Cisco, John Chambers garde des méthodologies pour tout : acquisitions, gestion de crise, management, go-to-market, service clients… Un savoir-faire qu’il met au service des startups dans lesquelles il investit son argent personnel. De passage par Paris à l’occasion de VivaTech, John Chambers a accordé un long entretien à Maddyness.
Maddyness : Aujourd’hui, votre activité principale est l’investissement avec votre fonds J2C Ventures. Quelle est votre thèse d’investissement ?
John Chambers : Cisco était la meilleure entreprise du monde ! Ce que j'y ai appris sur l'investissement est très simple : il faut regarder un modèle de business qui va être transformé par une nouvelle technologie. Internet a bousculé tous les aspects du travail, de la vie. Cela a été le cas pour tout, de la finance au retail.
Ma thèse d'investissement pour les startups est très similaire aux 180 acquisitions que j'ai faites au sein de Cisco (dont 12 de plus d'un milliard). J'essaye de regarder un segment de marché en transition rapide. Par exemple, le service client ou les calls centers vont être bousculés par l’intelligence artificielle. L’évolution va être très rapide, l’IA peut augmenter la productivité de 20% par an.
Ensuite, je regarde le CEO : si elle ou il a une stratégie claire et une vision de cette transition du marché et de la façon dont ils vont utiliser cette nouvelle technologie d'une manière différenciée.
Ensuite, je vois s'ils veulent être coachés. Je suis vraiment un coach. Je suis très proche de mes équipes. Je dirais que je parle avec mes CEO trois ou quatre fois par semaine en moyenne. Un de mes CEO m'a demandé d'officier son mariage parce que je suis très proche de lui et de sa fiancée !
C’est important pour vous de pouvoir endosser ce rôle de coach auprès de vos participations ?
Je suis un partenaire stratégique, il y a beaucoup de confiance dans ces relations pour vraiment aider ces jeunes startups à grandir.
C’est là où je suis très bon, pour faire grandir, pour scaler une entreprise, pour implémenter une culture ! Et puis je suis assez doué dans la gestion de crise. J’ai vécu tous les scénarios au moins une fois. Donc, quand ils ont un problème personnel, une situation délicate au sein de leur board ou des difficultés à lever de l’argent, si l'un des VC est déçu, ou s’ils ont un problème de qualité de client… Ce sont des situations que j’ai vécues encore et encore !
J'adore gérer les problèmes complexes et mettre des objectifs audacieux que la plupart des gens croiraient impossibles. Donc, je n'investis pas dans une entreprise si je ne pense pas qu’elle puisse devenir numéro 1 ou 2 dans sa catégorie.
Maintenant, lorsqu’on investit en amorçage ou en série A et B, c’est pour du long terme. Elles ne valent même pas un million à ce moment-là ! Et parmi les entreprises soutenues par le capital risque qui arrive à un million de valorisation, seulement 4% d’entre elles arriveront à 10 millions. Et parmi celles qui ont 10 millions, seulement 7 % atteindront les 100 millions. C’est un rapport de trois sur mille. Et pourtant, j’ai déjà neuf licornes et je dirais que deux tiers des autres startups y arriveront.
Ensuite, je suis très concentré sur les clients. Steve Jobs est incroyable. Il a su quoi construire ! J'ai des idées, j'écoute les startups, et après je vais voir les clients et je leur demande ce qu’ils en pensent. Et je reçois leur feedback !
Ambassadeur de la French Tech dans le monde
J2C Ventures investit donc en amorçage, série A et série B. Principalement aux États-Unis ?
Mon temps est partagé entre les Etats-Unis, l’Inde et la France. En France, je n'ai pas encore investi parce que je suis ambassadeur de la French Tech. Je ne veux pas que quelqu’un puisse penser que j’obtiens des deals privilégiés grâce à cette fonction.
Avez-vous des LP’s ?
Je n’investis que mon argent ! Jamais celui des autres. Je ne veux pas perdre l'argent des autres personnes. Et si je crois en un projet, je veux pouvoir me lancer. J’ai déjà neuf licornes et six startups majeures dans l’intelligence artificielle. Au total, mon fonds a investi 140 millions de dollars. Il y a déjà eu de très bons exit.
Vous êtes donc ambassadeur de la French Tech. Quelle est votre mission ?
Je suis un champion de la French Tech partout dans le monde ! À l’origine, j'ai joué un rôle clé en encourageant les sociétés de capital-risque à venir ici, en France.
Je travaille avec toutes les grandes entreprises françaises, mais aussi avec de plus en plus de startups. J'en accompagne un certain nombre.
Lorsqu'il est possible de les aider aux États-Unis ou ailleurs dans le monde, je leur ouvre des portes. Et puis, je donne des feedbacks très francs.
Startup nation et Digital India
Est-ce vous qui avez chuchoté à Emmanuel Macron cette idée de “startup nation” ?
Nous en avons beaucoup parlé, oui, et avec Narendra Modi, le Premier ministre indien, Digital India. Modi m'a laissé être son ami stratégique sur comment mener cette révolution tech dans le monde.
Comment voyez-vous l'évolution de la tech et l'émergence de l'IA en France ?
La France était le pire endroit en Europe pour faire des affaires. J'adore la France, c'est un magnifique pays à visiter. Quand j’ai dit que j’allais parier sur la France et sur Emmanuel Macron, juste après son élection en 2017, mon meilleur ami m'a dit, “John, tu as raison sur beaucoup de choses, mais là, tu as tort”.
J'ai pu connaître Emmanuel Macron bien avant son élection. Je le considère comme un ami, et je suis honoré d'être son ami. Pour être vraiment honnête, je pense qu'il est le meilleur leader en Europe.
Il a fixé des objectifs, et c'est ce qu’il faut faire, il faut avoir le courage de fixer des objectifs que la plupart des gens pensent impossibles. Qui aurait pu penser que la France serait la meilleure startup nation ? En Europe, personne. Et pourtant, elle l'est.
Et si vous regardez les investissements en Venture en France et en Italie, ce sont les deux seuls pays à avoir eu une croissance positive en 2023 par rapport à 2022. Et la France est devant l’Italie. L’Allemagne et le Royaume-Uni étaient en baisse d’un tiers.
Qui aurait pu croire que nous atteindrions ce but de 25 licornes d’ici 2025 ? C’est déjà fait ! Et maintenant, nous en sommes à 27. Qui aurait pensé que Vivatech serait la meilleure conférence tech en Europe ? Et d’ailleurs ma préférée !
Il y a un objectif que nous ne réussirons pas à atteindre, ce sont les dix IPO d’ici 2025. Est-ce qu’il y a un problème français des IPO ?
Le monde a un problème avec les IPOs. Regardons cela du côté des VC. L’accès au capital risque est à son plus bas niveau depuis 10 ans. Le marché des IPO aux Etats-Unis est fermé depuis 2 ans. C’est seulement depuis deux mois que le marché à commencer à s’ouvrir à nouveau, avec Reddit, Rubrik et Astera Labs qui ont toutes commencé avec une capitalisation de départ au-dessus des 5 millions. C'est un bon signal. Mais en vérité, il aurait été très difficile de le faire il y a trois mois.
Il faut prendre le monde tel qu’il est et non tel que vous voudriez qu’il soit. Quand le marché sera ouvert, vous verrez que la France prendra sa place avec nombre de startups. Il faut aussi dire qu’en termes de création de licornes, la France a été le pays le plus rapide d’Europe. Et le statut de licorne est l’étape précédant une entrée en Bourse. L’IPO ouvre la voie à des capitalisations de 5, 10, 25 milliards !
Justement, ce statut de licorne est critiqué, car certaines d’entre elles ont été survalorisées. Pour vous, est-ce toujours une bonne manière d’évaluer l’économie et de noter les startups ?
Je pense que c'est toujours le cas. Créer une licorne, cela prend entre 12 à 15 ans depuis la création de l’entreprise. La tech française émerge seulement depuis 8 ans.
Deuxièmement, la même chose se passe partout dans le monde. Cela n’est pas un problème français. Les marchés ont baissé dramatiquement. Les VCs ont eu très peur.
Vous devez mesurer les licornes en premier et après les IPOs. Et rappelez-vous, souvent, lorsque le statut de licorne est atteint, une entreprise tech n'a que 100 ou 200 employés. Ce que je vise, ce sont des compagnies de 5 000 salariés, 15 000, 20 000 !
À moins d’avoir ce pipeline, la France ne deviendra jamais un leader technologique. C’est quand chaque entreprise, dans la santé, dans la manufacture, quand le gouvernement, La Poste, la défense… deviennent hautement technologique et se basent sur l’intelligence artificielle que la croissance peut être formidable. Mais il faut être patient et être aussi attentif à qui guide le pays dans cette phase.
Est-ce que je me sens très à l'aise avec la direction de la France ? Absolument. Est-ce que je suis inquiet de voir comment la France sera après la fin du mandat d’Emmanuel Macron ? Oui, je le suis.
Nous avons vécu une période économique très difficile. Je me permets un conseil pour les lecteurs : je préfère un entrepreneur qui a vécu un échec important mais qui a su rebondir, qui a géré la crise.
“Have the courage to fail”
Ce point de vue n’est pas encore ancré en France, cela reste une vision américaine.
Oui exactement. Dans la Silicon Valley, on dit : “have the courage to fail”, soit “aies le courage d’échouer”.
C’est similaire à lorsque j’étais à la tête de Cisco. Je pouvais prendre la décision d’acheter une entreprise que l'on m'avait présentée un jeudi soir, que nos concurrents étaient sur le point d'acheter, que je ne connaissais même pas, en une semaine ! Je prends des risques. D’ailleurs, cela m’a plutôt bien réussi.
Mais l’échec, et j’en ai connu, fait partie du leadership. Si l’on veut devenir un dirigeant, il faut prendre des risques. Si vous n’avez jamais échoué, c’est que vous n’avez pas pris assez de risques. La France n’est pas habituée à cela mais elle y vient de plus en plus.
La France, et particulièrement Paris, prend une place importante et incontournable dans l’industrie mondiale de l’intelligence artificielle. Est-ce que vous êtes d’accord ?
Oui, bien sûr ! C’est d’ailleurs un progrès formidable mais c’est comme tout le reste. Si nous nous reposons sur nos succès alors nous sommes déjà en retard. L’intelligence artificielle va provoquer des bouleversements qui auraient dû prendre cinq ans, en dix-huit mois. C'est donc une formidable opportunité pour la France de continuer sur sa lancée, de prendre le risque et d'aller de l'avant.
Comment voyez-vous la compétition entre la France et les Etats-Unis en matière de technologie ?
Je crois que les écosystèmes avancent en parallèle. L’Inde sera probablement la plus rapide pour faire grandir les meilleures startups. En Inde, 1,2 millions d’ingénieurs sont diplômés chaque année. Aux États-Unis, ils sont 60 000 et en France ? 15 ou 20 000.
Plutôt que d’entrer en concurrence avec l’Inde, de nombreux chefs d’entreprises tech américaines sont indiens : Arvind Krishna chez IBM, Satya Nadella chez Microsoft, Sundar Pichai chez Google, Shantanu Narayen chez Adobe… C’est vraiment une collaboration en parallèle. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un jeu à somme nulle où soit on gagne, soit on perd. Nous avons un intérêt à bien travailler ensemble.
Pouvez-vous donner un conseil personnel ou professionnel pour les très jeunes entrepreneurs et pour les patrons de licornes ?
Si on ne fait que de l'innovation en interne, qu’il n’y a pas de stratégie, pas d’acquisition, il n’y aura pas de croissance et pas de scalabilité. Donc, j'ai toujours encouragé mes startups à faire des acquisitions et même à le faire beaucoup plus tôt que celles que j’ai menées à Cisco.
Mes conseils seront similaires. Le premier : rêvez comme des adolescents. Certaines entreprises le font naturellement. Ensuite, demandez-vous si ce que vous faites est lié à une nouvelle technologie ou à un changement de modèle. Si ce n'est pas les deux, vous ne réussirez probablement pas. Vous ferez partie des 96% qui restent bloqués à un million et n'arrivent jamais à dix.
Il faut être différent et apprendre de ses succès et de ses échecs. Il y aura des erreurs, la question est comment en tirer parti. Quand il y a des reculs, des difficultés, ne blâmez pas le marché, remettez-vous en question. Soyez humbles dans votre management et votre leadership.