Tout ce qu’il touche se transforme en or. Sa plateforme dédiée à l’art YourArt fête sa première année et compte près de 10 000 inscrits et près de 12 000 œuvres. L'événement dédié à la tech qu’il a créé, Viva Technology, est un rendez-vous mondial et incontournable. Il affiche un taux de réussite de 70% à la sortie de son incubateur L’Escalator.

À la tête de Publicis depuis plus de 30 ans, il a fait d’un groupe modestement européen le troisième groupe mondial de publicité. On dit de lui que c’est un startuppeur avec 40 ans d’expérience. Et c’est peut-être cela le secret de la réussite de Maurice Lévy, «porter plusieurs casquettes sur une seule tête». Le patron de Publicis, 82 ans, arrive à mener tous ses projets de front. 

Maddyness : À la tête de Publicis depuis plus de 30 ans, vous avez annoncé récemment préparer la suite de votre présidence et refaire de Publicis une société à conseil d’administration. Ce n’est pas pour tout arrêter et partir à la retraite ? Vous y pensez ou allez-vous rester au travail ?

Maurice Lévy : Marcel Bleustein-Blanchet, le fondateur de Publicis, avait une expression que j'aimais beaucoup. Il disait : «Je n'aime pas le mot retraite, ça me fait penser à la déroute des armées.» Je n'aime pas ce mot car c'est se retirer, c'est arrêter des choses.

Non, la retraite en tant que telle n'est pas quelque chose qui entre dans mon vocabulaire. J'aime l'idée d'être suroccupé et donc je continuerai à être suroccupé.

Vous avez passé plus de 30 ans à la tête d'un des plus grands groupes de publicité du monde, vous en avez fait un groupe mondial. Qu'est-ce que vous retenez de toutes ces années ? Est-ce que Publicis a façonné une partie de votre personnalité ?

Sans aucun doute. J'ai rejoint Publicis en 1971, donc ça fait plus de 50 ans. Je pense y avoir laissé un peu mon empreinte. Publicis a laissé fortement son empreinte sur moi. Ce que je retiens de toutes ces années, c'est d'abord que les défis, les challenges, sont les choses les plus excitantes et les plus intéressantes dans la vie parce que ça conduit au dépassement de soi. 

Publicis m'a amené au dépassement de soi comme exercice quasi quotidien. Il ne faut jamais considérer qu'il y a de la routine et il faut toujours considérer chacune des tâches comme un véritable défi.

Vous êtes aussi très proche de l'innovation et des startups. Vous êtes vous-même un jeune startuppeur. Qu'est-ce qui vous attire dans cet écosystème très différent de celui de Publicis ?

J'ai toujours été intéressé par l’entrepreneuriat, qu’il soit au sein de l'entreprise ou à l'extérieur. C'est un métier noble que d'être un entrepreneur. C'est un métier qui consiste à partir pour une aventure économique, créer des emplois, créer de la richesse, veiller au développement et en même temps développer son propre pays. C'est quelque chose de très excitant. 

Il y a eu cette vague des “.coms” avec les startups d’internet et j'ai trouvé que cette fièvre de l'entreprise par l'innovation était quelque chose d'assez génial. C'était non seulement excitant intellectuellement mais surtout un coup d'adrénaline : on se shoot à l'entreprise, à l'innovation et puis surtout on se shoot aux idées. Il y avait tout d’un coup un terrain neuf : internet. Un nouveau terrain de jeu dans lequel on peut absolument tout faire. 

C’est très excitant de participer à ce mouvement et de voir que tout le monde peut entreprendre. C’est n’est pas réservé à une élite, uniquement à des gens super intelligents ou super formés.

Comment partagez-vous votre temps entre toutes vos activités ? 

Quand j'ai commencé dans l'informatique, il y avait une innovation : l'ordinateur multitâche. Cet ordinateur travaille à plusieurs vitesses sur plusieurs fronts différents de manière à utiliser le temps libre entre deux impulsions. J'essaye de le copier. 

Quel est votre équilibre ? 

Mon grand équilibre : ma famille et ma femme. Ma femme me ramène sur terre, m'empêche d'avoir la grosse tête. Elle sait corriger mes défauts. Elle sait aussi remettre en perspective les choses et me rappeler que la famille et la vie que l'on peut développer au sein de cette cellule sont extraordinairement importantes. Nous avons une famille que je crois très heureuse. Et c'est pour moi quelque chose d'extrêmement important.

«Je participe à toutes les étapes d’organisation de VivaTech»

Vous êtes aussi co-organisateur de VivaTech. Première édition en 2016. Quelle était votre intuition à ce moment-là ?

En réalité, VivaTech est né en 2006, quand je travaillais sur le rapport sur l’économie de l'immatériel cosigné avec Jean-Pierre Jouyet et remis à Thierry Breton. 

Nous avions émis un certain nombre d'idées pour stimuler l'économie de l'immatériel, du monde virtuel. À ce moment-là, pour que ça marche, il fallait avoir un événement qui soit un phare, qui montre que la France s'intéresse aux startups, au numérique, à la tech. J'avais proposé qu'on fasse cet événement au Grand Palais à l’époque. Il y a eu une préfiguration de l'événement, personne n'a voulu le faire. En 2011, Nicolas Sarkozy, alors président de la République, m'avait demandé d'organiser le EG8 en marge du G8 qui se réunissait à Deauville. Il fallait apporter aux chefs d'État et de gouvernement des éléments de réflexion sur Internet, etc. 

En quelques semaines, nous avons lancé ce EG8, et on avait Mark Zuckerberg, -fondateur de Facebook-, Eric Schmidt -président d'Alphabet, maison mère de Google-, et tout ce que la planète comptait de neuf à ce moment-là, et tout le monde s'est rendu compte que Paris était un rendez-vous inouï. 

Plus tard, pour le 90e anniversaire de Publicis, quelqu'un avait suggéré que nous finançions 90 startups. Il fallait réunir ces 90 startups, et à ce moment-là, je me suis rappelé du EG8 et de notre première proposition. Pourquoi ne pas réunir toutes les startups qui avaient participé à la compétition ? Il y en avait 6500. J’en ai parlé au journal Les Échos dans une interview, et à ce moment-là, le patron de l'époque a voulu s’associer à ce projet. Et on a fabriqué VivaTech ensemble.

On a tout de suite eu du succès ! Google a exposé sa Google Car… On a réussi à faire un travail absolument formidable avec 45 000 visiteurs. Aujourd’hui, il y en a 150 000. Nous sommes déjà l’évènement le plus important du monde mais je pense que nous allons devenir le rendez-vous obligatoire de toute la tech, de toutes les startups, de toute l'intelligence artificielle. Je suis passionné par tout cela, et j'ai l'impression de rendre service à mon pays.  

L'année dernière, Elon Musk est monté sur scène avec vous pendant 45 minutes. Racontez-nous les coulisses de cette keynote !

C'est insuffisant, d'ailleurs ! C'est quand même un personnage assez extraordinaire. C'est un provocateur né. D'ailleurs, beaucoup de choses qu'il dit sont motivées par un besoin de provoquer. C'est une nécessité quasi existentielle en ce qui le concerne. Ce qu'il a fait sur SpaceX est extraordinaire. Tesla est formidable. N'oublions pas qu'il a été quand même l'inventeur et le créateur de PayPal ! Il est aussi à l’origine d’OpenAI, c'est un personnage magnifique et essentiel dans tout cet écosystème. J'aime beaucoup mes échanges avec lui.

Comment ça s'est organisé ? 

Je lui ai envoyé un SMS. Et il est venu.

Vous êtes encore le capitaine de VivaTech ?

Mais vous plaisantez ! Je participe de manière très active. Je ne fais pas tout mais en ce qui concerne les invitations, ça part toujours de moi. Et je participe à toutes les nouvelles idées, à toutes les nouvelles étapes.

«Dans l’entrepreneuriat, il ne faut pas être utopique»

Fin 2020, vous avez lancé un incubateur, l’Escalator, avec cette devise : «On dit que l'ascenseur social est en panne. C'est pour ça que j'ai créé l'Escalator.» Y-avait-il une volonté de rendre à la société ? 

Il y a quelque chose qui m'a profondément touché lorsque j’ai participé à la commission  de lutte contre la toxicomanie tout au long de l’année 1994, créée par Simone Veil.

Pendant toute cette année, nous avons été dans des banlieues, dans des cités, se confronter aux problèmes de la drogue. Nous avons vu tous les déchirements de la banlieue et le fait qu'il y avait beaucoup de gens avec une envie de réussir, de se sortir de ce ghetto mais avec beaucoup de mal à le faire. Je l'ai vu aussi par la suite, au travers de gens qui ont essayé de créer leur startup, mais parce qu'ils s'appelaient Mohamed ou Mamadou, ils avaient beaucoup de mal à le faire. 

Donc cet incubateur est destiné à ceux qui ont des idées, mais qui n'ont pas de relation, et qui n'ont pas les moyens de réaliser leurs idées. On les accueille, on a constitué une équipe, on a des locaux, des équipements qui sont ce qu'il y a de plus récent. On leur offre un encadrement, un mentor ou un coach, qui va les aider à bâtir leur vie, à faire leur business plan, qui va leur permettre de corriger les erreurs, ou de s'adapter au courant, d'exécuter et d'apprendre à bien faire les choses.

Ils ont aussi des cours et puis des patrons qui viennent faire des conférences, des ministres et on leur ouvre le portefeuille relationnel que j'ai, ce qui fait que beaucoup d'entre eux sont en contact avec des fonds pour des levées etc. Nous avons un niveau de succès qui est supérieur à 70%, ce qui est hors norme, et avec plus de 40% de femmes.

Qu'est-ce qui vous séduit chez un jeune, chez un entrepreneur, une entrepreneuse, ou dans un projet ?

Le projet et la personnalité, c'est une combinaison. Il faut qu'il y ait les deux, il faut qu'il y ait une personnalité où on a le sentiment que la personne va aller jusqu'au bout.

Parce qu’entreprendre est difficile. On a une idée, on croit qu'elle va rencontrer tout de suite son public, il faut déjà réussir à l'exécuter convenablement, ce qui n'est pas évident, ensuite il faut avoir des arguments pour atteindre son public, ce n'est pas évident aussi. Et tout ceci dans une équation économique qui elle aussi est loin d'être évidente. Donc c'est plein d'embûches, plein de difficultés. Il faut qu’on soutienne  pleinement nos entrepreneurs et qu’ils le sachent. 

Et quels conseils donneriez-vous à un jeune entrepreneur ?

D’abord de faire en sorte que l'idée soit solvable. Il ne faut pas être utopique. Et les idées qui n'ont aucune chance d'exister, ou qui n'ont aucune chance d'être économiquement viables, il faut savoir les corriger. 

Il faut aussi tenir la distance. C'est le plus difficile. Et puis il faut s'entourer de talents et savoir le faire dans un cadre. C’est notre première leçon, le cadre du droit d’une création de société. 

«Je ne sens pas mes 82 ans»

Votre dernier bébé, c’est YourArt, lancée en mai 2023. Comment ça va ? Il grandit bien ?

Avec YourArt, nous avons réussi plusieurs choses, en moins d’un an. La première, c'est d'avoir une équipe formidable. Et ça, c'est essentiel. J’ai le plaisir de les voir une, deux ou trois fois par semaine selon les rythmes et les moments. 

Nous avons créé une plateforme qui est unique, très belle et qui a beaucoup de fonctionnalités. Certains disent trop. C'est vrai qu'elle est très riche. Peut-être trop riche. Je n'en sais rien. Mais on va encore l'enrichir, avec beaucoup, beaucoup d'intelligence artificielle. Ce sera probablement la plateforme dans cet univers qui sera le plus boostée par l'intelligence artificielle.

L'intelligence artificielle va permettre de resituer des œuvres, qui ont été créées aujourd'hui, dans l'histoire de l'art, dans le contexte historique. Elle permettra, selon vos goûts — et vous pourrez vous exprimer en langage normal —de retrouver des œuvres qui vous intéressent et d’autres qui ressemblent le plus à ce que vous avez aimé.

Elle va définir votre profil artistique. Et sur la base de ce profil, elle va vous faire des propositions. Et puis, demain, elle va permettre d'aider à la création. Elle va permettre d'aider les artistes à créer en faisant des propositions. Les artistes seront inspirés, vont rejeter, vont aimer, ne vont pas aimer. Et ils vont travailler, cela va les stimuler. 

On s'est déjà hissé à la troisième place française des plateformes d’art -en terme de nombres d'œuvres, d’artistes et de fréquentations, ndlr- en moins d'un an. Inouï ! Nous avons environ 2000 artistes et plus de 12000 œuvres.

Nous sommes maintenant dans une phase d'accélération. On travaille énormément aux nouvelles étapes et à une nouvelle approche marketing pour aller encore plus loin. Donc, on a appris énormément de choses. 

Vous avez appris un nouveau métier. Celui d’entrepreneur dans la tech ? 

J'ai aussi découvert les difficultés. Cela ne va pas aussi vite que j'en ai envie. J’ai découvert que c'est assez compliqué de faire marcher tout le monde dans une même direction, que chacun a ses propres idées. Arriver à faire de toutes ces idées une idée centrale, ce n'est pas simple. 

Je peux parler non seulement du haut de mon expérience de quelqu'un qui a dirigé un très grand groupe. Mais aussi du très haut de mon expérience de startup. Avec des problèmes pour aller chercher de l'argent. Alors, je n'en ai pas eu beaucoup ! Nous avons eu de quoi faire jusqu'à présent, mais comment aborde-t-on l'étape suivante ? 

J'ai vu les difficultés humaines. Mais ça, je les connaissais. Jouer avec les égos des uns et des autres, ce n'est pas une chose facile. Et ce n'est pas parce que c'est une startup qu'il n'y a pas d'égo.

Vous avez 82 ans, l’âge compte pour vous ?

J'ai toujours dit que j'étais né vieux. J'ai un esprit d'un autre temps. De tout temps. C'est peut-être ce qui m'a maintenu jeune d'une certaine façon. C'est un paradoxe. J’étais le plus jeune de ma classe et j’ai toujours été le plus jeune de ceci ou de cela.

Je suis toujours dans l'excitation du moment, dans la recherche d'une nouvelle idée, dans l'innovation. J'adore les idées nouvelles. J'adore entreprendre.

Et je dois vous dire une chose. Il faudrait que j'aille voir un médecin. Je ne sens pas mes 82 ans. Et donc, je n'ai pas les attentions que je mérite à mon âge. On devrait s'occuper de moi. Mais non, comme je ne les sens pas, personne ne les sent.

Et donc, on me brutalise, comme si j'avais encore 30 ans !