Tout n’est pas noir quand on dépeint le tableau de l’écosystème tech français, au contraire. « En 10 ans, entre 2012 et 2022, nous sommes passés de 1 à 13 milliards d’euros levés par les startups françaises. Nous avons dépassé l’Allemagne, et nous sommes désormais le pays le plus actif, juste derrière l’Angleterre », affirme Rania Belkahia, partner du fonds EQT Ventures. Et au niveau international, le VC européen progresse. Selon Paul-François Fournier, directeur de l'Innovation chez Bpifrance, en 2013, il représentait 10 % contre 65 % pour le VC US, quand aujourd’hui, les écosystèmes représentent respectivement 19 % et 47 %.
Deux ans après le Covid, la situation s’est pourtant bel et bien compliquée pour nombre de startups françaises de la tech. Pour la plupart des fonds, un changement de paradigme s’est opéré, et la recherche d’hypercroissance laisse désormais la part belle à la rentabilité. Mais au sein de ces considérations générales sur lesquelles l’écosystème s’entend, des nuances existent.
Deux années de montagnes russes
« Post-Covid, on a vu une véritable explosion du nombre de tours de financement et des valorisations. Cela a été positif pour une partie de l’écosystème, mais cela a aussi beaucoup coûté à l’autre partie », introduit Rania Belkahia. Il s’ensuivit un écrémage naturel, des vagues de licenciements et la disparition de startups notables.
Par la suite, un changement de paradigme a eu lieu, après avoir recherché l’hypercroissance, les fonds sont dorénavant en quête d’indicateurs de profitabilité ou de rentabilité. « Les changements de paradigme sont parfois brutaux, mais ils font partie du cycle de la tech », rappelle Paul-François Fournier, ajoutant que les crises peuvent aussi avoir des effets indirects vertueux.
« L’an dernier, c’était l’hiver. Cette année, on commence à voir des éclaircies », image Rania Belkahia. « On va repartir sur des bases plus saines, mais de là à dire qu’on va changer complètement le modèle de valorisation, je n’en prends pas le pari ! Dans 18 mois, quand les taux auront baissé et que la Bourse sera repartie, les tours ont une probabilité non négligeable de repartir à la hausse. Les règles du jeu sont écrites, on ne peut pas vouloir être la Silicon Valley et ne pas prendre les hauts et les bas », avance Paul-François Fournier. « C’est le jeu, quand on investit en amorçage, il faut être prêt à traverser des montagnes russes », abonde Rania Belkahia.
L’early stage se porte bien, soutenu par les VC et les business angels
« On a vu une vraie résilience de l’écosystème, notamment sur la partie early-stage, avec une belle continuité dans la création de startups. Il y a certes eu un écrémage, mais cela est sain, et permet aujourd’hui d’avancer dans de bonnes conditions », résume Jean-David Rombi, CEO de Kornette, un site qui propose d'aider les startups à lever des fonds en facilitant leur rencontre avec des business angels.
Les trois panélistes s’accordent en effet à dire que l’amorçage n’a pas décroché. « Contrairement au début des années 2000, on ne peut pas dire qu’il y ait une génération d’entrepreneurs sacrifiée. L’écosystème français et européen était bien structuré, et n’a pas trop lourdement pâti du retrait des fonds anglo-saxons », compare Paul-François Fournier.
Les fonds sont présents, les business angels et les mafias issues des licornes, telles que Swile, Blablacar ou Qonto, soutiennent aussi fortement l’amorçage en apportant conseils et capitaux. « Il y a une réelle force des mafias. Tout a commencé aux US avec Paypal et on voit cela se recréer en France et en Europe. La bonne nouvelle, c’est que tout l’écosystème en profite. L'entrepreneuriat s’est démocratisé, on le voit avec des émissions comme “Qui Veut Être Mon Associé” et il y a de plus en plus de business angels », avance Jean-David Rombi, dont l’objet de la plateforme est justement de faciliter la mise en relation entre entrepreneurs et business angels. « Il y a de plus en plus de business angels. Des personnes qui traditionnellement investissaient dans l’immobilier se posent la question d’investir dans des startups, mais ne savaient pas toujours comment s’y prendre », ajoute-t-il.
Le growth, encore en phase de structuration, souffre davantage
Sur le growth, l’écosystème reste moins mature et les choses doivent encore se structurer. Sur ce segment, les fonds ne manquent pas, mais les capitaux sont plus difficiles à attirer, car les fonds de growth français n’ont, pour la plupart, pas encore eu suffisamment de temps pour démontrer leur rentabilité, laissant les Limited Partners encore frileux. « Sur le growth, on s’appuie encore massivement sur l’écosystème anglo-saxon. Le sujet n’est pas tellement de savoir si nous sommes encore en retard, car nous le sommes, mais plutôt de savoir si nous avons commencé à rattraper ce retard », ajoute Paul-François Fournier. « C’est une problématique qui n’est pas que nationale, mais européenne, et qui est traitée au sérieux avec des initiatives telles que Tibi ou Scale-Up Europe », ajoute Rania Belkahia.
Il reste cependant difficile de se comparer aux Américains, dont le système repose sur des fonds de pensions qui investissent massivement dans les fonds. « En Europe, l’équation est différente, nous avons moins de capitaux à mettre sur cette thèse », explique Paul-François Fournier.
Tous les secteurs ne sont pas logés à la même enseigne
Pour les startups qui performent moins, les investisseurs commencent à calculer des valorisations sur la base de ratios financiers. Mais pour les startups les plus performantes, notamment dans l’IA, le changement de paradigme ne se vérifie pas nécessairement, et les tours à des valorisations élevées sont encore légions. Étant donné l’enthousiasme autour du sujet, cela ne semble pas près de s’arrêter. « L’IA générative n’est pas qu’une tendance ou un nouveau secteur, c’est un socle technologique qui va permettre de gagner 5 à 10 ans sur certains sujets », avance Rania Belkahia.
La Deeptech laisse également présager de belles années. « Sur la Deeptech, il y a un véritable enjeu de souveraineté qui va encourager les investissements en Europe », ajoute Rania Belkahia. « En France, 50 % des 8 milliards levés en 2023, ont été fléchés vers la Deeptech, c’est le seul segment où les levées de fonds ont crû », confirme Paul-François Fournier. Parmi les secteurs qui ne souffrent pas, on retrouve également la Greentech et la Climate tech. Poussés par la volonté des LPs d’agir pour le climat, les fonds y investissent massivement.
La question des exits
Si tous les regards sont tournés vers les levées, il ne faut pas pour autant oublier la question des exits. « Le système boucle si les fonds rendent l’argent. Il faut d’abord que les LPs voient l’argent revenir avant de réinvestir », rappelle Paul-François Fournier. « À ce sujet, j’ai la conviction que la Deeptech permet d’espérer des exits plus intéressants que sur le digital. De plus, avec la Deeptech, le phénomène de consolidation pourrait profiter aux licornes européennes ou aux entreprises européennes traditionnelles, là où, sur le digital, les GAFAM raflaient la mise », explique-t-il. Selon lui, tout le travail mené sur la rentabilité pourrait conduire, à la sortie de la crise, à voir de plus en plus de LBO et à rapprocher l’écosystème de la tech de celui du capital développement.