A quel âge faudrait-il apprendre à entreprendre ? Pour Bruna, Denilson et les autres élèves de la classe de 3ème1 du lycée niçois Louis Nucéra, tout a commencé très tôt. Il y a quelques mois, ils ont créé leur propre mini-entreprise. Baptisée Sauveur de Saveurs, elle consiste à vendre des confitures artisanales en pot, avec une démarche la plus responsable et écologique possible.
Avec leur professeure en charge du projet, Sakina Ameur, ils ont fait le choix d'utiliser des fruits et légumes invendus comme base, et des pots en verre de seconde main. Même les étiquettes seront recyclées ou ensemencées. L'objectif : "mélanger développement durable, artisanat culinaire et réduction des déchets."
Entretiens d'embauche, rentabilité : une entreprise comme les autres
Cette jeune entreprise a, à première vue, tout d'une grande. Un logo, une stratégie marketing bien ficelée, un business plan et une équipe structurée. Après un entretien d'embauche - leur tout premier - avec la direction du collège, Bruna est devenue responsable marketing, et Denilson, lui, PDG de la boîte.
L'idée est née, nous raconte le jeune dirigeant, un jour où ils parlaient du zéro-déchet en classe. "On est allés chercher des légumes qui allaient être jetés chez le primeur, et on a commencé à faire de la ratatouille avec, puis des pizzas". Vendues au personnel enseignant, les pizzas sont un premier succès commercial : 600 euros de gagnés dans la cagnotte, en l'espace de seulement quelques jours. Un business "très rentable".
Sakina Ameur complète : "cela faisait partie de toute une réflexion que nous avons eue sur la réutilisation et le recyclage. Les ados se demandaient quoi faire des vieux vêtements qui traînaient sous leur lit, trop petits. Puis ils se sont questionnés sur les denrées alimentaires gâchées chaque jour à la cantine, ce qui restait dans l'assiette. Ils ont commencé à réfléchir à des solutions : il y a eu une collecte pour les Restos du Coeur, qui s'est transformé en projet associatif, puis on s'est dit... Pourquoi pas une petite entreprise ?"
1300 mini-entreprises lancées chaque année
Sauveur de Saveurs, dont les bénéfices devraient servir à financer un voyage de classe à Marseille, a été lancée en partenariat avec Entreprendre Pour Apprendre (EPA). Une organisation qui cherche à (ré)concilier école et entreprise, au travers de la création de "mini-entreprises" et qui organise chaque année un concours pour récompenser les plus innovantes d'entre elles.
Ce concept-là n'est pas nouveau. Il daterait en fait... de 1965. A l'époque, raconte l'EPA, un dénommé Louis Alvin imagine les mini-entreprises sous l'impulsion de la Jeune Chambre Economique et de la fédération des Parents d'Elèves de l'Enseignement Public (PEEP). Le but : "ouvrir de nouvelles voies à la jeune génération afin qu'elle prenne pleinement conscience de son potentiel".
Plus de 1300 projets de mini-entreprises seraient réalisés chaque année en France. L'EPA estime avoir accompagné plus de 27 000 élèves en leur sein, dont 50% sont des collégiens et 28% des lycéens (le reste étant réparti entre les écoliers, les étudiants et les jeunes en structure de réinsertion). Parmi leurs projets, on trouve de tout. Un jeu de société inclusif pour sensibiliser au handicap, des peluches recyclées dont l'emballage rappelle l'importance du bien-être animal, un piège à frelons asiatiques écologique, ou encore un porte-livre pour améliorer le confort de lecture. Les ados ne manquent pas d'imagination, et semblent avoir des idées à revendre.
De l'importance de sensibiliser les plus jeunes à l'entreprenariat
La sensibilisation des jeunes à l'entreprenariat ne prend évidemment pas que la forme d'une mini-entreprise. Chaque année, le ministère de l'Education nationale et de la jeunesse organise par exemple des Semaines de sensibilisation des jeunes, ciblées sur la question des femmes et de la création d'entreprise. Destinées aux 13 à 25 ans, elles visent plus largement à étendre "l'esprit d'entreprendre et diffuser une image féminine de l'entrepreneuriat", détaille Marie Millet, directrice des opérations chez SISTA - rappelons qu'en 2022, selon le baromètre annuel sur l’égalité des sexes dans l’écosystème des startups corédigé par BCG et SISTA, les femmes ne représentaient que 10% des dirigeants de startups.
Pour Rosalie Douyon, professeure spécialisée en entreprenariat à l'ESDES, la féminisation de l'entreprenariat au travers d'une sensibilisation dédiée est primordiale. Mais ce n'est pas le seul atout de cette éducation précoce. "Il y a deux autres grands enjeux, nous précise-t-elle. Déjà, la création d'entreprises est un facteur indispensable pour dynamiser le développement économique d'un pays, booster sa croissance et son attractivité. Ensuite, former les jeunes, c'est aussi former une génération qui est plus sensible aux questions de transition écologique et sociale. A l'ère de l'anthropocène, on peut voir l'entrepreunariat comme une voie pour penser et trouver de nouvelles façons de faire et de consommer."
Au-delà de ces effets à long terme, l'experte insiste sur la nécessité "d'insuffler l'esprit d'entreprendre tout au long des cursus scolaires, et dès le collège et le lycée". "Que l'on crée ou non une entreprise, poursuit Rosalie Douyon, il y a des valeurs importantes que l'on peut en tirer. Par exemple, en France, contrairement aux pays anglosaxons, nous avons une culture de l'échec très négative. L'échec n'est pas une option. Alors qu'on pourrait aussi commencer à voir en lui une opportunité, apprendre à rebondir."
Selon la professeure, ces cours de sensibilisation forment aussi à l'esprit d'initiative, à l'innovation, à la créativité, ou à une meilleure gestion du temps et des risques. Un constat partagé au collège Louis Nucéra. Bruna nous dit avoir "appris à prendre en responsabilités". "Les élèves ont pris confiance en eux, ajoute sa professeure. Ils apprennent le travail d'équipe, apprennent à parler, à débattre entre eux, à présenter des arguments, se mettre d'accord, négocier... On balaie le champ des mathématiques avec quelques notions simples de finance, ou le français, à l'écrit comme à l'oral. Ce sont des compétences transversales qui leur serviront quelque soit, finalement le métier qu'ils choisissent plus tard." Lorsqu'on demande au PDG de Saveur de Saveurs s'il se voit plus tard monter sa startup, il ne ferme d'ailleurs pas la possibilité. "Pourquoi pas !"