Depuis San Francisco
Depuis une décennie, Mathilde Collin dirige Front, une société à l’origine d’une messagerie collaborative qui permet de centraliser l’ensemble des moyens de communication d’une entreprise pour optimiser le support client. Installée à San Francisco, la dirigeante est passée par toutes les émotions en dix ans mais elle n’a rien perdu de sa motivation. Elle continue ainsi à faire franchir de nouveaux caps à sa société. Maddyness l’a rencontrée dans un café d’Eureka Valley, un quartier résidentiel situé sur l’une des nombreuses collines de San Francisco.
Entre l’impact de l’intelligence artificielle sur la relation client des entreprises et le contexte économique mondial actuel, ce ne sont pas les défis qui manquent pour l’entrepreneuse tricolore. «L’IA et la consolidation sont les deux éléments principaux de notre roadmap», confirme la co-fondatrice de Front. «L’IA va changer de manière drastique la productivité des collaborateurs dans leur relation avec les clients, mais ça ne veut pas dire que toutes les demandes de ces derniers vont être automatisées. L’idée est de maximiser le gain de productivité tout en préservant la satisfaction client. Et justement, la crédibilité de Front repose sur le fait de ne jamais compromettre la satisfaction client», ajoute-t-elle.
1,7 milliard de dollars de valorisation à l’été 2022
Avec sa vision, Mathilde Collin a réussi à convaincre 8 600 clients, majoritairement basés aux États-Unis (30 % en Europe). Mais au-delà du produit, qui vise à dépoussiérer l’utilisation des mails pour améliorer la relation client, c’est aussi et surtout grâce à un développement maîtrisé que Front a pu poursuivre sa montée en puissance au fil des années sans se brûler les ailes.
Pendant que certaines startups françaises ne résistaient pas à la folie des grandeurs face à l’afflux de capitaux injectés par les fonds de capital-risque, la société basée à San Francisco a pris son temps pour devenir une licorne. Un cap symbolique franchi à l’été 2022 avec une série D de 65 millions de dollars auprès notamment de Séquoia et Salesforce Ventures. L’opération a ainsi permis Front d’atteindre une valorisation de 1,7 milliard de dollars et donc d’intégrer le club très restreint des rares licornes SaaS fondées et dirigées par des femmes, comme Laura Behrens Wu, à la tête de Shippo.
«On ne fera jamais de la croissance à tout prix»
Pour Mathilde Collin, ce tour de table permet à son entreprise de disposer d’un vivier de cash conséquent, mais qu’elle ne veut surtout pas dépenser n’importe comment. «On ne fera jamais de la croissance à tout prix», balaie-t-elle d’un revers de main. Avant d’ajouter : «Lever de l’argent en 2022 a été l’une de nos meilleures décisions. Surtout que l’opération ne s’est pas faite à une valorisation exorbitante qui peut être dangereuse pour la société. Dans une économie qui tourne au ralenti, continuer d’opérer comme si nous n’avions pas levé d’argent a été l’une des meilleures décisions que nous avons prises. Il vaut mieux garder cet argent quand l’économie redémarre. Et aux États-Unis, elle redémarre depuis trois mois.»
Aux yeux de la dirigeante, la situation actuelle, où l’argent ne coule plus à flot, est une bonne chose pour revenir à des bases plus saines pour l’écosystème technologique, après la parenthèse euphorique engendrée par la pandémie de Covid-19. «Il faut avoir en tête que le Covid a été une anomalie. Si l’argent était gratuit, être dans une phase d’hypercroissance et enchaîner les levées de fonds pour la financer était une bonne stratégie à mettre en œuvre. Mais de l’argent aussi peu cher, ce n’est pas soutenable et cela crée de l’inflation. Ça n’arrivera peut-être plus jamais. On ne reviendra pas à des multiples de valorisation comme en 2021. Cela pourrait uniquement se reproduire lors d’un événement aussi bizarre et planétaire comme une pandémie», analyse Mathilde Collin.
«La pandémie a eu un impact moins fort sur la société que la récession»
Dans cette période particulière, Front a fait mieux que résister. «La pandémie a eu un impact moins fort sur la société que la récession. Le Covid nous a affecté pendant un trimestre, dans la mesure où 15 % de notre chiffre d’affaires était lié à des entreprises dans l’industrie du voyage. Mais après, cela a été une période bénéfique pour le business et plus chaotique sur le plan personnel. J’étais enceinte de mon premier enfant à ce moment-là», raconte l’entrepreneuse tricolore. «La pandémie n’a fait que valider le besoin et on surfe aussi sur la vague de l’IA. Jamais nous n’avons eu autant de feedbacks positifs, ce qui prouve que ce qu’on fait est beaucoup plus important aujourd’hui qu’il y a 10 ans», ajoute-t-elle.
Néanmoins, malgré les retombées positives de la crise sanitaire en matière de business, Mathilde Collin a-t-elle songé à revenir en Europe, à l’image de plusieurs entrepreneurs français expatriés qui ont décidé de relocaliser leur société en France, comme Piepacker ? «Non, pas du tout. On aimait San Francisco et le dynamisme de la région. Rien n’a changé. La vague de l’IA a même rendu la ville encore plus dynamique. Quand des gens partent, on a l’impression que c’est moins bien qu’avant, mais ce n’est pas le cas. Nous n’avons jamais pensé à quitter notre siège social à San Francisco ou à déménager. Certes, le système de santé est un problème aux États-Unis, mais les mutuelles sont souvent incroyables dans la tech.»
«Front devient aujourd’hui beaucoup plus pertinent pour un marché beaucoup plus grand»
Ainsi, Front repose non seulement sur un équilibre financier mais aussi sur l’équilibre personnel de sa dirigeante. En effet, Mathilde Collin a appris à prendre du recul au fil des années pour s’oxygéner l’esprit, alors que l’entrepreneuriat peut facilement faire voler en éclats la vie privée des fondateurs. Deux événements marquants ont notamment chamboulé son quotidien ces dernières années : l’annonce du cancer des testicules de son associé, Laurent Perrin, en 2016, puis la naissance de sa première fille en 2020. «Lorsque Laurent a eu ce cancer, j’ai fait un burn-out dans l’année qui a suivi. J’ai alors changé beaucoup de choses dans ma vie pour gérer Front et avoir un rythme de vie plus sain, notamment en prenant des vacances. Et lorsque que ma première fille est arrivée, ça n’a fait qu’accentuer ce besoin», explique-t-elle. Avant d’élargir sa réflexion : «Parfois, les entrepreneurs n’ont pas une relation très saine avec eux-mêmes. J’ai voulu changé ça pour ma part. La vie est courte.»
Si Mathilde Collin s’accorde plus de temps sur le plan personnel, sa détermination pour mener Front vers les sommets n’en reste pas moins intacte. «Ce qui me pousse au quotidien, c’est de voir l’impact de la société sur les clients. L’entreprise a toujours été extrêmement bonne pour gérer la communication complexe dans des secteurs comme la logistique. Par conséquent, Front devient aujourd’hui beaucoup plus pertinent pour un marché beaucoup plus grand. It feels like day one», assure-t-elle. Néanmoins, après une aventure entrepreneuriale aussi longue, n’y a-t-il pas parfois la tentation de céder la licorne californienne pour se tourner vers d’autres défis ? «Si j’étais convaincu qu’une acquisition permettrait d’aller plus vite, je la considérerais, mais ça doit être au bon endroit au bon moment. Une telle opération n’aurait aucun autre but que de démultiplier l’impact de la société. Quant à entrer en Bourse, ce n’est pas une finalité en soi. C’est un moyen d’avoir plus de capital et davantage de crédibilité», estime la directrice générale de Front.
«Ce que j’ai adoré ces dix dernières années, c’est ce réalisme français avec une ambition américaine»
Alors qu’elle est aujourd’hui la seule Française à diriger une licorne, Mathilde Collin espère servir d’exemple pour que de plus en plus de femmes soient convaincues de leur capacité à mener des projets de cet ampleur à l’avenir. «J’investis dans des startups depuis sept ans et à mes yeux, à niveau égal, c’est le niveau de confiance en soi qui nous tue. La différence en la matière est assez marquante entre les hommes et les femmes. Ma motivation est donc d’en inspirer d’autres. Mais je trouve que nous sommes plutôt sur une pente ascendante, il y a plein de femmes qui se lancent dans la Silicon Valley. Et il ne faut pas oublier que les entreprises gérées par des femmes sont économiquement plus efficaces, elles ont tendance à moins dépenser», observe-t-elle. A titre personnel, Mathilde Collin estime que son mari a joué un rôle clé dans sa confiance en soi : «Il m’a énormément encouragé. Sheryl Sandberg (ex-bras droit de Mark Zuckerberg chez Meta, ndlr) a d’ailleurs écrit que sa meilleure décision professionnelle avait été d’épouser son mari.»
Outre le défi de la représentation des femmes dans la tech, la co-fondatrice de Front observe également depuis San Francisco la montée en puissance de la French Tech. «Ce que j’ai adoré ces dix dernières années, c’est ce réalisme français avec une ambition américaine», confie-t-elle. «Les Américains auraient tout à gagner à faire venir le pragmatisme français chez eux, tandis que les Français seraient bien inspirés de faire venir l’optimisme et l’ambition des États-Unis. En réalité, je n’aurais pas aimé créer une boîte française qu’avec des Français en France, mais je n’aurais pas aimé non plus créer une boîte américaine qu’avec des Américains», ajoute-t-elle. Autrement dit, Mathilde Collin n’a rien perdu de son ADN français, auquel s’est simplement greffé une ambition américaine pour faire décoller Front depuis la Silicon Valley.