Pour la plupart des startups françaises qui ne sont pas encore rentables, l’année 2024 sera celle de tous les dangers. Et pour cause, certaines jeunes pousses, qui voient leur trésorerie fondre comme neige au soleil après avoir été encouragées à suivre la voie de l’hypercroissance, se retrouvent désormais avec des dettes insurmontables.
Et pour cause, face à la remontée des taux directeurs des banques centrales, les investisseurs ont changé de braquet, en plaçant la rentabilité au centre de leurs priorités pour faire face à un contexte macroéconomique difficile et incertain (inflation, conflits en Ukraine et au Proche-Orient…). Cependant, ce changement de paradigme a placé des startups dans une situation périlleuse, dans la mesure où leur modèle économique, et plus globalement leur fonctionnement, n’étaient pas dimensionnés pour basculer du jour au lendemain d’une logique d’hypercroissance à celle d’une croissance durable et surtout rentable.
«Cela ne fait que commencer»
Faute de pouvoir boucler de nouvelles levées de fonds (la French Tech a levé un peu plus de 8 milliards d'euros en 2023, soit une baisse de plus de 36 % par rapport à 2022) pour assurer leur pérennité, certaines se retrouvent donc au pied du mur. Des sociétés comme Luko, Hopium, Carlili, Frichti ou encore Cityscoot l’ont ainsi récemment appris de manière douloureuse. «Cela ne fait que commencer», prévient Jean-Baptiste Cousin, co-fondateur de Smash Group, cabinet qui épaule les entreprises et leurs dirigeants en temps partagé sur les fonctions support (RH, finance, juridique…).«On voit en ce moment des entreprises mourir car il y a eu des dirigeants qui avaient trop d’ego pour tirer la sonnette d’alarme. Être en sauvegarde, c’est pourtant le meilleur moyen de repartir», ajoute-t-il.
Aux yeux de Benjamin Bitton, Managing Partner chez 2CFinance, cabinet de conseil bien connu des startups qui permet de bénéficier de directeurs financiers (DAF) externalisés, la situation actuelle permet d’identifier trois catégories d’entrepreneurs : «Il y a des entrepreneurs qui ont su anticiper en amont pour repousser ce mur de la dette et ont réussi à transférer ou décaler une partie de leur dette. D’autres sont aujourd’hui dans une phase de négociations, mais les banques réagissent très différemment d’une société à l’autre. Et enfin, il y a des entrepreneurs qui n’arrivent pas à prendre de la latitude et à anticiper.»
Des renégociations de dettes qui deviennent plus difficiles
Dans la partie de poker qui se joue actuellement, les banques ont un impact essentiel. «Pour les entrepreneurs engagés dans une phase de négociations, nous sommes parfois face à des banques qui jouent le jeu, tandis que d’autres préfèrent que la startup se plante pour toucher plus vite leurs garanties», observe Benjamin Bitton. «Parmi les renégociations avec des prêteurs pour des startups, il y a eu des positions qui sont devenues de plus en plus dures au fil du temps. Au début, les banques étaient très ouvertes. Maintenant, elles sont très regardantes», complète Anne-Charlotte Rivière, associée au sein du groupe Technologies et Life Sciences de Goodwin. «Malheureusement, le dossier Luko sera loin d’être un cas isolé», ajoute-t-elle, tout en déplorant le manque d'anticipation des entrepreneurs, la mise en œuvre trop lente et la faiblesse des mesures d'urgence des startups, ainsi que des «bridges» qui n'offrent qu'une respiration de seulement quelques mois souvent insuffisante.
Et pour cause, beaucoup de jeunes pousses ont été prises de cours avec le retournement du marché. «Les startups ont réagi assez tard, mais les entrepreneurs sont des personnes très optimistes. De plus, il y avait une méconnaissance des fonds de capital-risque qui s’étaient très peu heurtés à ce type de problématique. Mais cela peut se comprendre vu que l’écosystème est encore jeune, il n’y avait pas de crise économique et peu de prêts bancaires. Ils ont dû apprendre au fil de l’eau, mais tout l’écosystème a mûri d’un coup», analyse Anne-Charlotte Rivière. Et d’ajouter : «Augmenter le niveau d’exposition des prêteurs dans le contexte actuel, c’est très compliqué. Il y a beaucoup de conditions suspensives pour ne pas mettre l’argent si elles ne sont pas remplies. Les startups pensent qu’elles ont une ligne de financement qui va être disponible rapidement en étant capables de lever ces conditions suspensives. Mais les prêteurs ne veulent pas s’exposer davantage dans le contexte actuel. A l’arrivée, le cash n’arrive pas et les startups ne sont plus en mesure de rembourser.»
«C'est quand la mer se retire qu'on voit ceux qui se baignent nus»
Par conséquent, une multiplication des défaillances est à prévoir dans les prochains mois. Si cette tendance a évidemment de nombreux aspects négatifs, notamment le fait de mettre des milliers de salariés sur le carreau, elle va cependant permettre d’assainir un écosystème qui était parti à la dérive. «Il y a un mur de la dette, mais surtout un mur de cash. Tout cela est un joli domino, avec beaucoup de procédures collectives enclenchées et des taux de casse qui remontent à des niveaux pré-Covid. Ce sont surtout des entreprises de taille moyenne, entre 400 et 600 collaborateurs, qui sont touchées. Il y a une remise en cause du business model de manière structurelle et des procédures qui arrivent rapidement en soins palliatifs», analyse Jean-Baptiste Cousin. Ce dernier estime que nous sommes en plein dans «l’effet slip», matérialisé par cette célèbre citation du milliardaire Warren Buffett : «C'est quand la mer se retire qu'on voit ceux qui se baignent nus.»
A ses yeux, la situation actuelle est tout sauf une surprise. Il s’étonne même que la tension sur les entreprises non rentables, qui ont largement bénéficié des aides de Bercy pendant la pandémie, ne se fasse ressentir que depuis quelques mois. «Nous sommes persuadés que l’on va repartir sur beaucoup de procédures collectives comme au début de la crise sanitaire. Ce serait de mauvaise foi, voire abusif, de demander aux banques de changer de comportement. Si la société n’était déjà pas viable, elle ne le sera jamais. Quand on voit des patrons de scaleups parler de rentabilité, c’est drôle car ils n’en avaient jamais parlé depuis quatre ans. Mais c’est juste la base d’une société de devenir rentable. C’est ça l’économie réelle. Et dans ce système économique, il y a des purges. Bien sûr, cela va casser de l’emploi, mais est-ce que ce n’est pas la plus grande opportunité qu’ait connu le marché depuis 10 ans ?», s’interroge-t-il.
«Il n’est pas simple d’arrêter un TGV lancé à 250 km/h pour le faire rouler à 50 km/h»
Si elle semble nécessaire, cette correction du marché risque cependant de se faire dans la douleur. Mais à moyen terme, Jean-Baptiste Cousin estime qu’elle va être bénéfique pour l’économie française. «Tous les talents qui vont perdre leur poste, où vont-ils aller ? Dans les TPE et PME françaises. Ce qu’ils ont appris à la sauce américaine et premium, ils vont le mettre au service d’entreprises qui galèrent pour recruter des développeurs et des commerciaux. Évidemment, je n’omets pas le fait que quand une entreprise entre dans une procédure collective, c’est un enfer sur le plan psychologique. Mais je ne crois pas à un scénario catastrophe. Cela faisait deux ans que le marché devait se corriger, ça devenait contre-nature», observe le co-fondateur de Smash Group.
Même son de cloche du côté de Benjamin Bitton, qui juge logique la tendance actuelle. «La période Covid a mis sur un nuage un certain nombre d’entreprises qui auraient dû mourir. Il est donc normal que ces sociétés finissent par mourir, mais ça ne va pas mettre l’écosystème en danger. Aujourd’hui, c’est un retour à la normale. Un phénomène exogène provoque toujours des réactions en chaîne. Il n’est simple de passer brutalement d’une ère où il fallait cramer le cash pour générer de la croissance à tout prix à une autre où il faut atteindre rapidement un Ebitda positif. Or il n’est pas simple d’arrêter un TGV lancé à 250 km/h pour le faire rouler à 50 km/h», résume-t-il. Avant d’ajouter une touche d’optimisme à son propos : «Mon état d’esprit est toujours positif, l’écosystème est bien plus solide qu’il y a 10 ans. Nous sommes bien armés sur le seed et la série A, notamment avec l’appui de Bpifrance. La plupart des banques sont de bons partenaires. L’écosystème a grandi et s’est fortifié, même s’il est clair que les années 2021 et 2022 étaient complètement décorrélées de la réalité.» Dans ce contexte, 2023 et certainement 2024 permettent de revenir à des trajectoires plus rationnelles.
C’est l’occasion également de déconstruire des idées reçues qui pouvaient influencer dans le mauvais sens les entrepreneurs. «Il y a un effet loupe qui est dangereux sur LinkedIn. On a l’impression que tout le monde lève de l’argent, mais ce n’est pas la réalité de tout le monde», note Jean-Baptiste Cousin. Il est vrai que le réseau social professionnel de Microsoft est devenu la destination de prédilection de nombreux acteurs de l’écosystème pour conter leurs belles histoires, quitte à prendre de (sacrées) libertés avec la réalité. Avec des publications parfois plus proches du roman - merci ChatGPT - que du véritable témoignage, la réalité des aventures entrepreneuriales a pu être altérée ces derniers temps. Dans ce cadre, la période actuelle sonne comme un rappel brutal de cette réalité pour faire comprendre que tout n’est pas toujours aussi rose qu’on le dit dans la Startup Nation.