À travers les perspectives croisées de Samuel Durand, réalisateur du documentaire Work in Progress et Nathanaël Mathieu, directeur recherche et culture chez Worklib, nous pouvons voir que certaines évolutions du monde du travail se dessinent avec leur lot de paradoxes : l'adoption de l'intelligence artificielle (IA), la transition vers des modèles de travail hybrides, la montée de l’ultra-flexibilité au détriment de la cohésion qui doit se réinventer. Le but de cette démarche n’est pas de prédire les prochains mois à 100 % car nous ne sommes plus à l’abri d’un Cygne noir… mais de « préparer les équipes à la résilience afin d’embrasser la complexité », pour paraphraser Nathanaël Mathieu.
IA : voici venu le temps de l’appropriation
L'IA s'installe progressivement dans le paysage professionnel, et cette tendance devrait s'accélérer, selon Samuel Durand. « De plus en plus d'entreprises investissent pour anticiper l'impact de l'IA sur leurs processus de recrutement, leurs compétences et leur organisation. Aux États-Unis, les collaborateurs participent à des hackathons pour explorer différentes solutions et tester des cas d'usage. » Le but de ces initiatives est de permettre aux opérationnels de découvrir comment l'IA pourrait être pertinente pour leur métier. Il est crucial de fournir des accès et des exemples concrets d'utilisation. « En France, cependant, une certaine réticence persiste, principalement liée à des préoccupations éthiques et à la protection des données. Si elles sont nécessaires, il est impératif de les surmonter rapidement afin d'identifier les bénéfices pour les équipes. » Cette transition est inévitable, surtout avec l'intégration croissante de l'IA dans les outils SaaS, largement répandus au sein des organisations. L'enjeu majeur réside ainsi dans l'investissement pour le développement des compétences nécessaires afin de maximiser les avantages de ces technologies.
Retour au bureau : un rééquilibrage… plus qu’un rapatriement ?
Différentes études ont montré que le télétravail augmentait la productivité. L'envers du décor ? La montée du désengagement dans des environnements de travail disloqués. Selon Samuel Durand, « le retour au bureau n'est pas la solution, car le télétravail est considéré comme acquis pour de nombreux salariés. En revanche, il est essentiel de comprendre les dysfonctionnements du télétravail pour les améliorer ». Nathanaël Mathieu corrobore ce point en expliquant : « Aux États-Unis, les injonctions à revenir au bureau existent car ils ont adopté largement le travail entièrement à distance. En France, ce n'est pas le cas : le télétravail devrait se stabiliser autour de deux jours en moyenne. L'enjeu réside davantage dans la capacité à trouver l'organisation idoine et à maintenir la cohésion. » Cependant, il n'existe pas de recette miracle : chaque entreprise doit, en fonction de sa culture, de ses métiers et de ses dirigeants, construire le modèle qui lui convient le mieux.
Entre ultra-flexibilité et individualisme : que devient l’affectio societatis ?
« L'équilibre entre l'ultra-flexibilité des collaborateurs et la nécessité de maintenir un collectif de travail constitue un défi majeur », avertit Nathanaël Mathieu. Les entreprises doivent répondre aux attentes croissantes en matière de flexibilité (temps de travail, lieu, avantages…) tout en favorisant la collaboration et l’égalité de traitement. Comment y répondre ? Encore une fois, les parangons traditionnels ne fonctionnent plus aujourd’hui. Néanmoins, Worklib expérimente actuellement une organisation hybride qui s’articule autour de rituels. « Notre politique de flexibilité est décentralisée au niveau de l’équipe : les collaborateurs définissent les moments où ils se retrouvent ensemble : le lieu, le but et le format. Chaque équipe présente son fonctionnement aux autres afin d’éviter les écarts. Des moments entre équipes ont également été prévus car le lien inter-équipe pâtit énormément du télétravail. Une fois que ces rouages collectifs ont été sanctuarisés, chacun peut s’organiser comme il ou elle le souhaite. »
Réussir à manager en temps d’incertitude grâce au « job crafting »
Dans un monde professionnel empreint d'incertitudes, le concept de « job crafting » émerge comme une réponse pour renforcer la résilience des salariés. « Il s’agit de coconstruire le périmètre du job avec le salarié et de le faire évoluer en fonction de ses attentes », explique Nathanaël Mathieu. C’est un accord de co-responsabilité entre le manager et le collaborateur pour créer des trajectoires significatives et utiles aux enjeux de l’entreprise. « Pour cela, il faut des leaders matures et à l’écoute : les soft skills prennent encore plus d’ampleur car il s’agit de savoir remettre en question l'établi au cœur d’une incertitude omniprésente. » Ceci nécessite un investissement différenciant dans de la formation managériale et du coaching.
Vers un espace de travail « distribué »
« Le travail à distance est devenu la norme pour beaucoup, entraînant une chute de 90 % de la fréquentation des bureaux au début de la pandémie. Aujourd’hui, ce chiffre reste 30 % en dessous des niveaux pré-Covid. Ceci traduit de nouveaux besoins chez les salariés et les équipes en raison d'une multiplicité d'usages », souligne Nathanaël Mathieu. Comment y répondre en prenant en compte les enjeux d’optimisation… sans rogner sur le collectif ? Nathanaël Mathieu souligne l’émergence d’une nouvelle approche de l’espace de travail, non plus unique ou monolithique, mais « distribuée ». Concrètement ? Les salariés se voient de plus en plus proposer des espaces variés en dehors même du lieu historique, tels que des espaces de coworking. L'objectif est de créer de l'interaction et de l'inspiration dans des lieux hybrides où, une fois de plus, « le rôle du manager sera fondateur pour maintenir la dynamique collective ».