Par une matinée glaciale de novembre, le palais de Hampton Court a accueilli le Sommet mondial de l'investissement. Dans ce cadre historique, un parterre d'investisseurs internationaux s’est réuni, prêt à s’impliquer dans le développement des technologies britanniques. Au cours de ses 600 ans d’existence, ce château du sud-ouest de Londres a notamment été un lieu de diplomatie, le décor d'engagements royaux, et même la résidence préférée d'Henri VIII. Cette fois, une nouvelle forme de diplomatie s’y est déployée, et avec elle l’opportunité de faire flotter haut l’étendard de l'écosystème technologique florissant du Royaume-Uni.
Chargé d’accueillir plus de 200 fondateurs et investisseurs lors de ce Sommet mondial de l’investissement : Lord Dominic Johnson. L’homme n’est pas étranger aux marchés mondiaux des capitaux et au rôle unique que le Royaume-Uni y joue. À la fois investisseur et entrepreneur – il a co-fondé la société de conseil en investissement Somerset Capital Management – Lord Johnson a fait carrière dans la recherche d'investissements directs étrangers (IDE). Il s’est longtemps intéressé à la manière dont ceux-ci peuvent agir comme des catalyseurs d'innovation et dynamiser l'esprit d'entreprise. Aujourd'hui, en tant que ministre d’Etat auprès du département des Affaires et du Commerce, il dirige la stratégie du gouvernement en matière d'investissement et de relations avec les investisseurs.
Pour lui, il n’y a aucun doute : « Le Royaume-Uni est en tête de file, pour ceux qui s’intéressent à la possibilité de créer une entreprise, d'embaucher, d'obtenir des capitaux et de développer une idée », explique-t-il. Lord Johnson partage l’ambition du gouvernement britannique actuel, qui vise à faire du pays une superpuissance en matière de science et de technologie. Et pour lui, la voie à suivre est toute tracée.
Comment le statut du Royaume-Uni a changé en trois décennies
Pour comprendre la position actuelle du Royaume-Uni, il faut retourner quelques années en arrière. Pour Lord Johnson, cela revient à se replonger dans les premières années de sa carrière. A cette époque, il faisait ses armes chez Robert Fleming, banque d’affaires et gestionnaire d'actifs de Londres, avant un bref passage dans leur branche Jardine Fleming à Hong Kong.
Londres était alors au coude-à-coude avec plusieurs autres capitales financières dans le monde : Tokyo, Hong Kong, Chicago et San Francisco, mais aussi Paris et Francfort en Europe. La différence, explique Lord Johnson, tient à ce que Londres a choisi de continuer à accroître sa domination dans les marchés de capitaux internationaux, contrairement à certaines de ses concurrentes.
C’est dans ce contexte, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, qu’ont pris place certaines des plus grandes réussites entrepreneuriales britanniques. Le Royaume-Uni a toujours bénéficié d’une riche histoire culturelle en matière d'esprit d'entreprise et d'innovation, rivalisant aisément avec des pays bien plus peuplés. Ses entreprises se sont imposées sans peine sur la scène internationale. « Vu notre position géographique, il nous a été nécessaire d’être une nation commerçante », souligne Lord Johnson.
Richard Branson et James Dyson sont quelques-uns des noms cités par Lord Johnson en exemples de réussite. Leurs parcours en disent long sur les possibilités qui attendent les entrepreneurs britanniques prêts à créer des entreprises d'envergure mondiale. Lord Johnson lui-même a été inspiré par leur succès. Il a lancé sa propre entreprise "point com" en pleine révolution de l'Internet. Aujourd’hui, AssetLine, un site web de vente aux enchères de matériel de construction, est devenu un pionnier du commerce électronique interentreprises en Asie.
En seulement quelques décennies, le Royaume-Uni a fait du chemin. Au point qu’il est devenu difficile de comparer le paysage entrepreneurial des années 1990 à celui d’aujourd’hui. Pour reprendre une métaphore agricole : « Pour planter la graine de votre entreprise, le Royaume-Uni a davantage de soleil, davantage de pluie et un sol de meilleure qualité ».
Pour ce qui est du soleil et de la pluie, c'est-à-dire le carburant nécessaire au développement d’une entreprise, Lord Johnson n’a pas à chercher plus loin que l’écosystème de financement avantageux qui existe dans le pays. Selon lui, le nombre de sociétés de capital-risque, de sociétés de capital-investissement et de bureaux de gestion de patrimoine a explosé au cours des dernières décennies, notamment ceux qui s’intéressent à l'investissement en phase de démarrage. Il n’y a d’ailleurs pas que Londres : Lord Johnson se félicite de la croissance des centres financiers régionaux tels que Leeds, Bristol, Édimbourg et Swansea, qui viennent enrichir les possibilités de financement dans tout le Royaume-Uni. « Les entrepreneurs doivent aller là où se trouve la finance, afin d'y avoir facilement accès et de pouvoir tisser des liens avec. »
Le talent est aussi un des composants-clés de l’attractivité du Royaume-Uni pour les entrepreneurs qui veulent y lancer des startups innovantes. Grâce à un solide réseau d'universités réparties sur tout le territoire, et remarquées pour leurs performances dans le domaine des sciences, les entreprises ont accès à un vivier d'employés de qualité. Les mentalités évoluent elles aussi, remarque Lord Johnson. « C’est anecdotique, mais l'esprit d'entreprise est de plus en plus enseigné dans nos universités. Et pas uniquement d’un point de vue académique : c'est une approche pratique, qui enseigne comment gagner de l'argent avec une entreprise. »
Enfin, il y a bien sûr une forte demande pour les produits et services britanniques. L’ingénierie du pays est connue et appréciée dans le monde entier grâce à des entreprises telles que Jaguar Land Rover, Dyson ou Rolls-Royce Holdings. Les investisseurs étrangers se pressent au portillon pour soutenir les prochaines entreprises qui se démarqueront dans ce secteur.
Le climat politique actuel pour les entrepreneurs
La solidité d'un écosystème de startups n’est évidemment que le reflet de la volonté politique qui l’entoure. Lord Johnson se réjouit que les ambitions du gouvernement soient claires et affirmées. « Ce gouvernement fait plus qu’aucun autre pour soutenir l'esprit d'entreprise. »
Lord Johnson et le Premier ministre Rishi Sunak partagent une même vision de l'esprit d'entreprise et de l'innovation. Le récent « budget d'automne » – à l'occasion duquel le ministre des Finances britannique fait un point en milieu d’année et annonce ses projets de dépenses budgétaires – a été salué par de nombreux membres de la communauté technologique britannique comme un solide gage de confiance dans le secteur.
Parmi les mesures : l’investissement de 500 millions de livres sterling supplémentaires dans le développement de la capacité informatique et de la puissance de calcul, et de 960 millions de livres dans un accélérateur de croissance des industries vertes (GIGA) à destination des fondateurs d’entreprises de technologies climatiques. Il est également question d’un programme d'investissement à long terme pour la technologie et la science (LIFTS) doté de 250 millions de livres, qui vise à stimuler le soutien des fonds de pension aux entreprises scientifiques et technologiques. Un fond « Futur » recevra 50 millions de livres, en parallèle de la création d'un nouveau véhicule de la British Business Bank (BBB) chargé des capitaux externes. Toutes ces mesures ont renforcé le puissant réseau de financement britannique soutenu par l’Etat par l'intermédiaire de la BBB, du Futures Fund ou d'Innovate UK (l'agence britannique pour l'innovation qui soutient les industries lourdes en matière de R&D).
Cette approche, explique Lord Johnson, repose sur un des régimes fiscaux les plus favorables d'Europe pour les créateurs d'entreprise, avec notamment le taux d'impôt sur les sociétés le plus bas du G7. « Les entrepreneurs veulent créer de la richesse, pour eux-mêmes comme pour la société, et le Royaume-Uni se félicite de cette approche. Culturellement, cela doit être récompensé », ajoute-t-il. En abaissant le seuil des crédits d'impôt pour la recherche et le développement dans son « budget d’automne », le gouvernement a élargi l'accès à ce régime à 5 000 PME supplémentaires au Royaume-Uni.
Les bénéfices économiques et politiques du Brexit restent à établir, mais pour Lord Johnson, les nouvelles libertés dont jouit le Royaume-Uni en n’étant plus soumis aux mêmes règles que les pays membres de l'Union européenne ouvrent des perspectives. « Le Brexit nous a permis de créer un réseau de relations commerciales que nous ne pouvions pas développer auparavant en raison de notre association étroite avec l'Europe. »
Pour les entrepreneurs, cela se traduit par des accords bien plus avantageux sur les biens, les services ou encore le commerce, avec l’ouverture de dizaines de nouveaux marchés. Lord Johnson lui-même travaille à la participation du Royaume-Uni au Partenariat transpacifique (CPTPP), un accord commercial multilatéral avec l'Australie, le Canada, le Mexique et plusieurs autres pays d'Asie et d'Amérique du Sud, auquel le Royaume-Uni a accepté de se joindre en juillet dernier.
Ces nouveaux développements se font en parallèle du maintien d’une relation privilégiée avec les Vingt-Sept, insiste Lord Johnson. « Il n’y a aucun avantage, ni pour nous, ni pour l’UE, à ne pas avoir les meilleures relations possibles. »
Le décollage de l’IA et de l’informatique quantique
La nouvelle ambition du Royaume-Uni est de devenir une superpuissance mondiale en matière d'IA et d'informatique quantique. Pour le gouvernement, le développement de ces technologies à l’échelle mondiale représente une opportunité de se placer au cœur des échanges qui entourent leur croissance. Une position de choix, car celles-ci pourraient remodeler radicalement le secteur industriel dans les années à venir.
Le sommet sur l'IA organisé à Bletchley Park, près de Londres, en novembre, illustre bien cette volonté. Les représentants des grandes entreprises technologiques comme les envoyés politiques y ont participé : Nick Clegg pour Meta, Demis Hassabis pour Google DeepMind ou encore Elon Musk, ainsi que les représentants chinois, américains (avec la vice-présidente des Etats-Unis Kamala Harris) et européens (Ursula von der Leyen).
En organisant ce sommet, le Royaume-Uni a prouvé sa capacité à être un précurseur et un chef de file dans ce secteur, estime Lord Johnson. « Il faut être particulièrement avant-gardiste et visionnaire en matière de sciences et de technologies pour prendre l'initiative dans ce domaine. Nous sommes convaincus que les nations qui ne poursuivent pas cet objectif se retrouveront rapidement dans une position difficile. »
Il ne s’agit pas que des belles paroles : le Royaume-Uni a déjà commencé à agir pour concrétiser ses aspirations de superpuissance. Le gouvernement actuel a investi 1,5 milliard de livres dans l'informatique avancée pour l'IA, avec le développement d'un superordinateur à Édimbourg – Bristol étant pressentie pour en accueillir un second. Le ministre des Finances Jeremy Hunt y voit « une avance sur les emplois et la croissance économique que [ces projets] apporteront au Royaume-Uni ». Le genre d'investissement étranger direct que Lord Johnson tente d'attirer commence lui aussi à affluer. Microsoft a annoncé en décembre qu'elle investirait 2,5 milliards de livres sterling dans le secteur de l'IA au Royaume-Uni d’ici 2026. Parmi ses projets : agrandir les infrastructures de son centre de données sur l'IA et y installer plus de 20 000 processeurs graphiques avancés (essentiels au développement de modèles d'IA).
Dans son projet de consolider le statut du Royaume-Uni dans le domaine de l'IA, Lord Johnson identifie deux priorités. La première : convaincre les plus grandes entreprises d'IA du monde de venir installer leur siège international au Royaume-Uni. Depuis 2019, DeepMind de Google s'est installé à Londres, occupant deux étages des bureaux de Google à Kings Cross. En juin dernier, Open AI a annoncé l'ouverture de son bureau londonien, sa première implantation internationale en dehors des États-Unis. Une annonce qui faisait écho à celle d’Anthropic AI quelques semaines auparavant. « Il est clair que les géants du secteur voient Londres comme la capitale internationale de l’IA hors des Etats-Unis. Notre stratégie fonctionne », affirme Lord Johnson.
Son deuxième défi : que le pays soit en mesure d’attirer la crème des talents scientifiques et technologiques pour soutenir le développement du secteur de l’IA britannique. Lord Johnson explique que le programme « UK’s Global Talent » recherche activement les meilleurs experts en IA du monde pour les faire venir au Royaume-Uni, tout particulièrement ceux qui souhaitent commercialiser des technologies dans le pays. D’autres programmes tels que les bourses Turing AI visent à attirer les talents qui mènent des recherches fondamentales sur l'IA, ainsi que les chercheurs qui travaillent à la jonction entre l'IA et d’autres disciplines.
Que souhaiterait-il voir davantage ?
N’étant pas homme à se reposer sur ses lauriers, Lord Johnson a déjà une vision précise des secteurs dans lesquels le Royaume-Uni doit continuer à se développer.
Le processus d'essaimage des universités fait partie de sa feuille de route. Selon une récente étude, le Royaume-Uni souffre de « décennies de mauvaises pratiques » qui ont désavantagé les entrepreneurs implantés dans ses universités en leur imposant des conditions injustes – ils se sont vu prélever en moyenne 20 % de capitaux, contre 8 % dans l'Union européenne et 5 % aux États-Unis. Le gouvernement a déjà fait des progrès à cet égard en acceptant les recommandations de l'étude, et en investissant 20 millions de livres dans un programme de financement de recherches sur la preuve de concept.
Lord Johnson souhaite aller plus loin et structurer l'écosystème de l'innovation universitaire. D'une part, il s'agit de créer un réseau de mentorat qui garantisse un soutien adéquat aux entrepreneurs universitaires pour, par exemple, les aider à commercialiser leurs droits de propriété intellectuelle. D’autre part, il réfléchit à créer un pont entre les universités et l'écosystème de financement – un lien qui, pour l’instant, n’existe pas toujours. « Les fonds souverains, notamment, n'ont pas les connaissances nécessaires pour investir 2 millions de livres dans une entreprise sortie d'une petite université, mais cela ne veut pas dire qu'ils ne veulent pas être présents sur ce marché. »
Une autre ambition de Lord Johnson est d’accroître la présence des investisseurs institutionnels sur le marché. Il pense notamment aux fonds souverains, aux grands fonds de pension internationaux ainsi qu’aux sociétés de capital-risque. « En s’installant ici, les entrepreneurs développent un biais domestique, qui influe sur leur comportement en termes de sites et de modes d'investissement ». L'initiative LIFTS permet déjà de mobiliser l'investissement institutionnel, en particulier auprès des fonds de pension à cotisations définies.
La dernière aspiration de Lord Johnson est moins tangible : il souhaite assister à un changement de paradigme. Actuellement, l’attitude qui prévaut chez le grand public et dans les médias est de critiquer ceux qui essaient et échouent. Pour lui, les Britanniques doivent apprivoiser la possibilité de l’échec. « Mon ambition, en tant que ministre, est de valoriser l'esprit d'entreprise et la prise de risque. Si nous voulons rester dans le peloton de tête dans le domaine des startups et des technologies, nous devons encourager ce risque. »
Un message simple : venez au Royaume-Uni
Lord Johnson et ses collègues du ministère des Affaires et du Commerce ont fermement fait connaître leur position : le Royaume-Uni est ouvert aux opportunités et cherche à s'associer aux entrepreneurs les plus brillants et aux investisseurs les plus ambitieux.
Les IDE ont toujours été intéressés par le Royaume-Uni, et cet intérêt est en train de prendre de l’ampleur. Le Sommet mondial de l’investissement a donné un aperçu des acteurs qui s’intéressent au financement de l'écosystème technologique britannique. AIFM Investors et Aware Super, deux fonds australiens, se sont engagés à investir ensemble 15 milliards de livres dans une série de projets liés aux infrastructures, à la transition énergétique et au logement abordable. Iberdrola, le conglomérat énergétique espagnol propriétaire de Scottish Power, a promis d’investir 7 milliards de livres supplémentaires. Ses investissements au Royaume-Uni devraient donc atteindre 15 milliards de livres d'ici 2028. Tata, Nissan, BMW et Ford continuent également à s’engager, en lançant de nouveaux projets de fabrication au Royaume-Uni.
L'objectif du sommet n'était pas seulement d'attirer les financements, mais aussi de créer un dialogue ouvert avec les investisseurs. « Peu de gouvernements sont aussi ouverts d'esprit que le nôtre lorsqu'il s'agit d'écouter les investisseurs internationaux et de prendre en compte leurs commentaires sur la manière d'améliorer notre environnement d'investissement », souligne Lord Johnson. Une posture qui a des répercussions sur tout le processus de financement, mais aussi sur les opportunités à saisir (comme les ports francs), et sur les réglementations fiscales visant à encourager l'investissement.
L’arrivée de nouveaux investisseurs de premier plan au Royaume-Uni aura donc un « effet de halo ». En effet, les grands investisseurs institutionnels attirent les meilleurs investisseurs spécialisés qui, à leur tour, attirent les fondateurs d’entreprises du monde entier. Pour les startups françaises, cela représente un accès privilégié à des investisseurs de premier plan afin de tisser des liens étroits avec eux, en bénéficiant d’une proximité unique.
Sans compter que le succès fait des émules. Une nouvelle génération de chefs d’entreprises britanniques va naître, inspirée par les grands noms de la génération précédente tels que Branson et Dyson. Le phénomène est d’autant plus puissant pour les secteurs émergents, comme l'IA et les sciences quantiques, qu’ils ont encore de la place pour de nouveaux leaders. Le prochain Sam Altman sera-t-il britannique ?
Ces personnalités seront les meilleurs ambassadeurs quand il s’agira de promouvoir la venue de nouvelles entreprises et investisseurs internationaux au Royaume-Uni. Leurs voix porteront bien plus loin que n'importe quelle législation du gouvernement. « Ils seront l'exemple même de ce que le Royaume-Uni sait faire de mieux. »