Avec 72 million d’euros levés et une approche innovante pour dépoussiérer le marché de l’assurance habitation, Luko figurait parmi les fers de lance de l’écosystème assurtech dans l’Hexagone. Mais alors que la startup semblait sur de bons rails, au point de boucler un tour de table de 50 millions d’euros en décembre 2020 pour partir à la conquête de l’Europe, la situation s’est brutalement dégradée dans la deuxième partie de l’année 2022, quand il est devenu beaucoup plus compliqué de lever des fonds dans la tech. Désormais, l'entreprise, plantée par son repreneur, est au bord du gouffre et risque d'être placée en liquidation judiciaire.
Aux oubliettes les méga-levées de fonds comme celles de Shift Technology (183 millions d’euros en mai 2021) et Alan (183 millions d’euros en mai 2022) et les valorisations délirantes, tout comme l’hypercroissance à tout prix avec une stratégie marketing et RH agressive. Réduction des coûts et trajectoire à moyen terme vers la rentabilité ont été érigés en priorités par les investisseurs alors que les multiples de valorisation dans le secteur étaient en train de s’effondrer. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’afflux de capitaux au sein des assurances digitales se soit atténué.
«La situation de Luko est celle de plusieurs insurtechs, mais pas toutes heureusement»
Cela s’est vérifié dans les chiffres de l’année 2022, avec 8 milliards de dollars levés dans le monde par les acteurs de l’assurtech, contre près de 16 milliards de dollars lors de l’année précédente, selon les données compilées par Gallagher Re. Et la situation ne s’est pas arrangée cette année, comme en témoigne un deuxième trimestre 2023 où les financements ont chuté de 34 % par rapport aux trois premiers mois de l’année. La France n’a pas été épargnée, avec 558 millions d’euros levés en 2022 dans le cadre de 34 opérations, contre 627 millions en 2021.
Dans ce contexte, l’échec de la série C de Luko fin 2022 n’apparaît pas comme une grosse surprise. «La situation de Luko est celle de plusieurs insurtechs, mais pas toutes heureusement, qui ont bénéficié de levées importantes (quelque peu hors normes) entre 2019 et 2022. Pour différentes raisons, les fonds avaient besoin de prendre part à de nombreux tours et, avec du recul, cela a provoqué des montants très éloignés de la valeur intrinsèque de l'entreprise», analyse Alexandre Jeanney, fondateur de Linkio, cabinet de conseil en open innovation et en transformation pour les métiers de l’assurance, et responsable de l’accélérateur French Assurtech, structure qui fédère des mutuelles d’assurance pour soutenir l’envol de startups du secteur.
«Le marché revient à une certaine réalité»
Le retour sur terre étant particulièrement brutal, voire peut-être fatal, pour Luko, faut-il craindre un effet boule de neige qui pourrait faire trembler l’écosystème ? «Si Luko a été un étendard pendant des années pour les pure-players insurtech (qui ne représentent que 50 % des acteurs environ), l'impact de sa liquidation est fort en termes de communication. Il faut être tout de même vigilant sur deux points : les pure-players ne représentent qu'une partie du marché et beaucoup d'entre eux ont réussi à se développer sans entrer dans cette course folle aux levées», remarque Alexandre Jeanney. «Si le marché des grosses levées tarde encore à repartir, celui des pré-seed est à l'inverse déjà bien reparti», ajoute-t-il.
Par conséquent, il ne faut pas s'attendre à une cascade de défaillances qui viendraient perturber le secteur. Mais la liquidation judiciaire qui guette Luko - sauf retournement de situation d’ici le 7 novembre - constitue un signal d’alerte pour l’écosystème assurtech. Et pour cause, cet exemple témoigne de l’urgence de préserver sa trésorerie plutôt que de dépenser sans compter pour doper sa croissance. Pour rappel, Luko est endetté à hauteur de 45 millions d'euros. «En synthèse, le marché revient à une certaine réalité. Les levées importantes se concentrent sur les acteurs stables et aux ratios financiers importants et de très nombreux nouveaux acteurs réussissent aujourd'hui des pré-seed et des seed pour préparer l'avenir», résume Alexandre Jeanney.
«La situation actuelle est une bonne nouvelle pour l'industrie»
L’entrepreneur fait partie des rares personnes contactées par nos soins pour prendre la parole sur le dossier Luko, ce qui témoigne des inquiétudes et des incertitudes qui existent actuellement dans le secteur. En revanche, certains acteurs qui gravitent dans des secteurs connexes, comme la fintech ou la proptech, n’hésitent pas à s’exprimer sur le sujet. C’est le cas notamment de Thomas Reynaud, fondateur et CEO de Garantme, startup qui se porte garant pour les locataires. «La situation actuelle, avec la procédure de sauvegarde accélérée et le rachat incertain par Admiral Group, est une bonne nouvelle pour l'industrie. Nous retrouvons des bases saines d'analyse de la santé d'une entreprise», estime-t-il. Avant d’ajouter : «Cet épisode rappelle les fondamentaux business : choisir un positionnement sur la chaîne de valeur et se concentrer dessus, créer une offre différenciante et identifier des canaux de distribution rentables. L'avenir de l’insurtech appartient aux startups qui respectent ces pré-requis.»
Reste désormais à savoir quelle sera l’issue de la procédure de sauvegarde engagée par Luko. Est-ce qu’un repreneur sera trouvé par les fondateurs au dernier moment ? Est-ce que les poids lourds de l’assurance attendent que la liquidation judiciaire soit prononcée pour reprendre le portefeuille de clients ? Ces questions doivent être tranchées par le tribunal de commerce de Bobigny d’ici le 7 novembre. Ce qui est d’ores et déjà certain en revanche, c’est que le comportement d’autres cadors du secteur comme Leocare, qui a levé 98 millions d’euros il y a deux ans, sera scruté avec attention. En attendant, la mésaventure vécue par Luko rappelle une fois de plus que l’austérité a bel et bien remplacé l’euphorie dans la tech.