Lorsqu’il veut visiter ses ateliers de fabrication, Olivier Labrude sait qu’il devra d’abord se plier à un rituel un peu fastidieux. Faire une demande, prendre sa voiture pour rouler une bonne dizaine de minutes, veiller à bien arriver entre 7h30 et 13h, passer par différents sas, laisser son véhicule être fouillé et… montrer patte blanche. On prend l’habitude, s’amuse le fondateur de Pictura Innovation, une startup vosgienne qui commercialise des pistolets de marquage à la peinture éco-responsables.
Il y a quelques années, la demande pour ses produits a soudainement explosé. Il a remporté un appel d’offres de l’Office National des Forêts qui utilise ses pistolets pour marquer les arbres, et les autres clients se sont multipliés. Foires, vide-greniers, gestionnaires de sentiers pédestres ou VTT… Tous, voulaient mettre la main sur ses outils. Sauf que l’entrepreneur s’est retrouvé vite débordé par l’engouement. Alors qu’il passe “nuits et jours” à assembler des marqueurs dans son sous-sol, il réalise qu’il est temps de recruter. Lors d’une soirée, un ami lui parle alors d’une solution étonnante : sous-traiter sa production… en prison.
Le travail en détention, voie royale vers la réinsertion
Si l’idée pourrait rebuter certains, Olivier Labrude s’y intéresse immédiatement. “Je me suis dit, il y a quelque chose à faire”, se souvient-il. Il se tourne vers la maison d’arrêt d’Epinal, avec laquelle il décide de tenter l’expérience, d’abord avec un seul détenu. Deux ans plus tard, il en embauche cinq, à “plein temps” (comprendre, toutes les heures de travail autorisées en prison).
Benjamin Guichard, chef du service des politiques d’accompagnement vers l’emploi de l’ATIGIP (Agence du travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle), nous explique que l’enjeu premier du dispositif est de “faire chuter le taux de récidive”. Ce dernier est actuellement en France de 60% dans les cinq années suivant la sortie de détention. Or “des travaux universitaires, des études de groupes de recherche et des inspections successives ont prouvé qu’on observait une vraie chute du taux de récidive chez les détenus accédant à un travail”, nous explique Benjamin Guichard, avant d’ajouter : “en Italie et en Autriche, des expérimentations très documentées sur des établissements où presque 100% de la population carcérale avait accès à un emploi se sont soldées par une chute pouvant atteindre jusqu’à 30% du taux de récidive.” Lorsqu’on connaît les problématiques de surpopulation carcérale actuelles, l’enjeu est évidemment de taille…
“L’effet est d’autant plus intéressant que l’on remarque aussi que cela joue sur la détention. Elle est plus agréable pour les détenus, comme pour le personnel encadrant et les surveillants, qui notent une diminution des actes de violence.”
"Le travail est une chance dont ils sont reconnaissants"
De son côté, Olivier Labrude n’y voit lui aussi que des avantages. Outre le travail bien fait, il se réjouit surtout de la motivation dont font preuve les détenus. “Ils sont très impliqués dans ma société, et attachés au projet. Lorsque j’ai un nouveau prospect ou un marché à remporter, ils me demandent régulièrement des nouvelles. J’ai même un détenu qui m’a demandé si je pourrais l’embaucher à la sortie. Je lui ai répondu que j’y étais tout à fait ouvert”.
Cyril Berthier, qui dirige LM Eco Production, une startup spécialisée dans le reconditionnement de matériel informatique, a lui aussi été agréablement surpris par ces travailleurs “toujours très volontaires”, “pour qui l’on sent que le travail est une chance dont ils sont reconnaissants”.
C’est pour répondre à une croissance très rapide de son entreprise et aux difficultés de recrutement qu’il rencontrait, qu’il s’est mis à déléguer en maison d’arrêt. “Au départ, on y a sous-traité de façon saisonnière des opérations basiques, comme l’emballage. Mais petit à petit, on a voulu aller plus loin : on a fait appel à eux toute l’année, et sur plus de tâches”.
Cyril Berthier et ses équipes se rendent régulièrement dans les ateliers auxquels ils sous-traitent des missions, dispersés entre trois centres d’arrêt de la région Rhône-Alpes. Ils veillent à ce que la collaboration ne soit pas une simple sous-traitance, mais contribue véritablement à la démarche de réinsertion. Ils prennent le temps de former les détenus à de nouvelles pratiques, comme récemment, le changement d’écran d’iPads. Au total, LM Eco Production fait travailler une vingtaine de personnes en maison d'arrêt. “On est aujourd’hui dans une vraie logique de montée en compétences. C’est un atelier presque comme les autres, si ce n’est qu’on doit prouver que notre casier judiciaire est vierge et faire attention à ne pas faire entrer d'objets trop tranchants dans les ateliers…”, confie-t-il.
Une source de fierté pour l'entrepreneur
Pour les deux jeunes pousses, ce choix s’inscrit dans une démarche plus globale. Pictura Innovation avait déjà travaillé avec des structures d’aide à l’accès à l’emploi, notamment une association de personnes paralysées. Quant à LM Eco Production, la startup a un statut d’entreprise ESS depuis 2022, et admet être particulièrement sensibilisée "aux enjeux environnementaux et sociaux”. Ils ne sont pas prêts, donc, de revenir en arrière. Au contraire, Olivier Labrude espère que son développement à l'international lui permettra "d'aider encore plus de détenus." Il l'avoue, cette démarche est devenue une vraie source de fierté dans son parcours d'entrepreneur.
De son côté, l’ATIGIP travaille désormais en coordination avec Pôle Emploi et des Missions Locales pour renforcer encore un peu plus l’insertion et l’accès à l’emploi en détention. Tous les secteurs d’activités pourraient bénéficier de cette manne de travailleurs. Textile, métallurgie, industrie, développement informatique, centres d’appel… Chaque maison d’arrêt a ses spécialités. Plus des trois quarts des maisons d’arrêt sont équipées d’ateliers, et Benjamin Guichard se félicite de leur succès. En l’espace de seulement un an et demi, se réjouit-il, le nombre d’entreprises partenaires, parmi lesquelles on trouve aussi bien de grands groupes que des startups, est passé de 400 à 500...