C’est au dernier étage du 117 Quai de Valmy à Paris, dans les locaux d’Alan, que Maddyness avait rendez-vous avec Jean-Charles Samuelian-Werve pour un moment d’échange. La pièce est lumineuse et sa terrasse donne sur les toits de Paris qui s’étendent jusqu’à la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. Dès qu’il pénètre sur les lieux de l’interview, le CEO serre chaleureusement la main des lecteurs de Maddyness invités pour l’occasion avant d’apprendre à faire leur connaissance.
Lors de l’interview, Jean-Charles Samuelian-Werve se montre à l’aise, passant d’une question pointue sur le marché de l’assurance à sa manière inhabituelle de gérer Alan. Il faut dire que la jeune assurance française se démarque sous bien des aspects. Elle est notamment la première société indépendante depuis 30 ans à avoir décroché l’agrément administratif lui permettant d’exercer comme assureur, mais elle le fait en cultivant une culture de la transparence rarement égalée.
Dans cet entretien-fleuve, Jean-Charles Samuelian-Werve, CEO d’Alan, nous parle de son obsession pour le secteur de la santé et de sa vision pour Alan sur les prochaines générations.
Maddyness : Avant de parler d’Alan, on voudrait revenir sur votre entreprise précédente, Expliseat, qui venait améliorer les sièges des classes économiques dans les avions (en le rendant plus notamment plus léger pour réduire l’empreinte carbone de l’aviation). Pourquoi cela avait-il été le sujet de cette première startup que vous avez cofondée en 2010 ?
Jean-Charles Samuelian-Werve : Honnêtement, je ne dirais pas qu'il y a eu une immense réflexion stratégique. Nous étions en école d'ingénieur et nous réfléchissions à plein d'idées de boîtes chacun de notre côté. Mes idées étaient déjà très orientées santé, mais l’un de mes meilleurs amis est venu me voir pour me parler du problème des sièges d’avion.
On a commencé à regarder les différents brevets pendant le weekend, cela nous a amené à déposer une première enveloppe Soleau, puis un premier brevet. Pour nous, cela a commencé comme un side-project amusant. Puis, nous sommes allés pitcher des industriels et notamment l'ancien patron d’Airbus. Ils avaient tous la même réaction : ils nous disaient que l'on était un peu fou, mais que si on venait à créer cette boîte, ils nous donneraient de l'argent pour la financer. On a donc décidé d’y aller. C'était vraiment une aventure très excitante. On ne savait rien faire en débutant, donc c'était assez marrant.
Pourquoi avoir quitté cette entreprise cinq ans plus tard, en 2015 ?
Nous avions signé nos premiers contrats avec des compagnies aériennes. La phase suivante, c’était le scaling-up industriel. Une phase intéressante et passionnante, mais qui demandait de se réengager au moins pour 5 ou 10 ans. À cette époque, l’un de mes grands-pères, dont j'étais très proche, a eu un cancer qui est devenu compliqué, assez vite. Mon obsession pour la santé a immédiatement resurgi.
C'était aussi l’arrivée de 23andMe et des tests ADN. Je voyais arriver un point d'inflexion dans la santé. C’était devenu le truc auquel je pensais le matin, le soir, le weekend et quand j’allais voir mon grand-père à l'hôpital. Le timing me semblait être le bon pour pouvoir sortir d'Expliseat. Tout ce faisceau d'indices m’a fait dire que j'aurais un regret plus important si je ne me mettais pas à créer une boîte en santé maintenant.
Pourquoi cette obsession pour le domaine de la santé d’ailleurs ?
Honnêtement, ce n'est pas hyper original : mes deux parents sont médecins. Mon père s'occupait de la psychiatrie des hôpitaux de Marseille et j'ai grandi dans un monde où tous les amis de mes parents étaient médecins. Je suivais mon père le samedi matin à l’hôpital quand je n'avais pas école… et je voyais déjà les absurdités du système avec des médecins qui se donnaient à fond, mais pour qui c'était de plus en plus dur et compliqué. J'étais assez geek : j’ai commencé à coder quand j'avais 12, 13 ans et je voyais ce gap entre moi, ce que j'arriverais à faire sur Internet, et les outils qu’eux avaient. Il y a eu une convergence d’événements.
Et pourquoi se lancer dans l’assurance santé ? Pourquoi ce produit-là plutôt qu’un autre ?
La santé et la prévention étaient les deux gros angles sur lesquels je voulais bosser au départ, J'ai commencé à échanger avec pas mal de monde, dont Charles (Charles Gorintin, cofondateur et CTO d’Alan, ndlr) et on s'est mis à travailler ensemble.
Pour être assez honnête, on n’était pas partis pour créer une assurance santé au tout début. On regardait pour proposer des modèles de prévention pour aider les gens à faire le bon check up au bon moment. On voulait juste que les gens aient les bons outils de prévention. Mais en faisant l'analyse, en essayant de parler à des investisseurs et des personnes extérieures, on s’est assez rapidement aperçus que les consommateurs ne paieraient peut-être pas pour ça. Il nous faudrait aller voir les assureurs pour qu'ils nous distribuent et qu'ils nous paient. Et là, on a compris que l’on ne serait pas en contrôle de notre distribution.
On a fini par converger sur le fait que nous devions créer une assurance pour être en contrôle complet de notre destinée, de notre modèle économique et de pouvoir pousser derrière nos services de prévention. On n'est pas partis avec l’idée de créer une assurance, mais ça a été la conclusion de nos réflexions parce que c'était le seul modèle économique viable, encore centré sur l'utilisateur final.
Vous vous retrouviez par contre à attaquer le problème par la face nord…
C'est un truc qu'on dit souvent chez Alan : si c'était pas extrêmement difficile, d'autres l'auraient fait avant ! Si tu veux créer des avantages compétitifs, il faut faire quelque chose qui n'est pas simple en fait. Donc autant prendre le problème par la face nord.
Alan a récemment fêté ses 7 ans. Comment pourrait-on schématiser cette aventure entrepreneuriale autour de moments forts et de tournants ?
On est dans le quatrième chapitre d’Alan. Le premier, pendant les 2-3 premières années, c’était essayer de créer de zéro la meilleure assurance santé possible et la plus simple. On est donc resté assez petit parce qu'on était 14 au bout de deux ans et vraiment très attentionné à tous les détails du produit.
Puis après, une deuxième phase de mise à l’échelle en développant les nouveaux services. La troisième phase, c’était l'international avec l'Espagne et la Belgique, plus vraiment créer ce positionnement de partenaires santé tout-en-un. Maintenant, on est dans le quatrième chapitre avec l’objectif de continuer à consolider cette catégorie de partenaires santé tout-en-un en ajoutant de plus en plus de services et en étant vraiment le meilleur retour sur investissement RH qu'une boîte puisse faire. On va aussi continuer l'international pour devenir très grand en Espagne et en Belgique, tout en étant sur le chemin de la profitabilité .
En parlant de cela, on voit de plus en plus d’entrepreneurs faire évoluer leur stratégie pour prioriser la rentabilité. Est-ce que le contexte actuel a fait changer quoi que ce soit à votre manière d’entreprendre ?
Je pense que ça dépend beaucoup de la phase de la boîte. Nous, à 7 ans maintenant, on est de toute façon dans une phase où on commençait à réfléchir à la profitabilité. Après, ma thèse, c'est qu’il ne faut pas faire tout comme tout le monde, tout le temps !
Ce n'est pas parce que maintenant tout le marché se dit qu’il faut être profitable que d'un coup il faut être profitable tout de suite. Tout dépend de son contexte ! Nous on a un contexte où on a beaucoup de cash sur notre balance sheet : on a plus de 200 millions d’euros de trésorerie. Donc le chemin que l'on a choisi, c’est de continuer à faire une croissance importante sur les prochaines années tout en allant chaque année de plus en plus vers la profitabilité. On devrait l’atteindre en 2025 sur la France et 2026 au niveau international sans avoir besoin de relever des fonds et en grandissant très vite.
Ce combo-là nous va mieux que de stopper la croissance pour être profitable tout de suite. On ne veut pas arrêter d'investir dans le futur et dans notre différenciation… ce serait très dangereux pour une boîte d’innovation comme la nôtre.
On a donc fait ce choix qui est peut-être un peu contraire à ce que les conseils avisés du marché disent mais qui nous semble être la meilleure chose. Quand on se projette sur Alan, on veut construire cette boîte pour plusieurs décennies au moins. Et du coup, on prend toutes nos décisions basées là-dessus. On optimise pour trouver la bonne balance entre croissance et profitabilité, ce qui nous permet de ne jamais mettre la boîte en danger - parce que l'on a assez de trésorerie - tout en ne mettant pas la boîte au point mort juste parce qu'à un moment les marchés ont décidé qu'il fallait être profitable demain !
Et quand on parle de faire évoluer sa manière d'entreprendre, il y a peut-être un autre sujet important qui est celui de la paternité. Vous êtes papa depuis quelques années maintenant…
Oui, depuis 3 ans et demi… et je vais même avoir un troisième enfant bientôt !
Félicitations ! Ce sont des événements qui peuvent profondément changer nos objectifs de vie. Est-ce qu’il y a eu un avant et un après pour vous ?
Totalement. Je trouve même que cela se renforce plus ils grandissent. On change en tant que personne. Je pense aussi que j'ai eu aussi un avant et un après avoir rencontré ma femme. Pour nos enfants, on a en plus été confrontés à des hospitalisations un peu stressantes à chaque fois. Tout s'est bien passé à la fin, mais ça ne fait que confirmer les besoins du système de santé.
Cela m'a fait réaliser à quel point je veux qu'Alan soit une boîte sur le très long terme. La parentalité te fait penser de manière multigénérationnelle de façon très concrète. Cela nous a amené à nous poser la question de ce que l’on devait faire pour qu’Alan ait toujours de l’impact dans un siècle. Je trouve que ce sont de bonnes questions à se poser.