Océanographes de formation, Jean-Marc Sornin, Michel Colinet et Jean-Damien Bergeron, ont toujours eu à cœur de mieux comprendre, protéger et exploiter de manière durable les océans. Après une première aventure entrepreneuriale commune au sein du bureau d'études Creocean, fondé par Jean-Marc Sornin et spécialisé dans l'aménagement du littoral, les trois associés ont décidé de prendre le large et de fonder, en 2019, Abyssa. La startup s'applique à explorer des étendues sous-marines toujours plus vastes et plus profondes pour dresser un état des lieux à travers un système de drones coordonnés.
Et pour cause, les océans couvrent environ 71 % de la surface de la Terre, et les fonds marins s'étendent sur des milliers de kilomètres carrés. Beaucoup de ces régions sont inaccessibles en raison de leur profondeur extrême : « La grande difficulté réside dans la lecture, la couverture de surfaces gigantesques avec des engins relativement petits. Imaginez-vous de nuit, dans le désert avec une lampe torche. Si on se contente des méthodes utilisées aujourd’hui, nous mettrons plusieurs siècles à connaître ne serait-ce qu’une infime partie de nos fonds marins. Et connaître ne se limite pas à la production de cartes qui permettent de distinguer une zone plate d’une zone de dorsales médio-océaniques (des montagnes sous-marines, ndlr) », explique Jean-Marc Sornin.
La flotte coordonnée, une innovation d’usage remarquable
Récompensée par le Concours Mondial d’Innovation 2013 et 2015, puis par le consortium CARMA, soutenu par la BPI (budget global de 7,5 M€), l’innovation d’Abyssa, protégée par des brevets, réside dans son projet de flottes coordonnées d’AUV pilotés depuis la surface, nécessitant des moyens nautiques et humains moindres et émettant 3,4 fois moins de CO².
« Nous employons des engins issus de fabricants différents. L’innovation se trouve dans l’usage que l’on en fait et dans le traitement des données que l’on obtient au cours des expéditions. La particularité de nos drones, c’est qu’ils naviguent en flotte coordonnée, un concept inédit jusqu’à présent », explique le cofondateur. « Concrètement, la flotte est constituée d’un drone maître et de deux, trois ou quatre drones suiveurs. Le chef de file guide les autres et leur donne des instructions d’itinéraire, de trajectoire, etc. La coordination des drones permet de multiplier l’acquisition de données, sans pour autant augmenter l’impact écologique de nos expéditions. Nos campagnes sont bien plus neutres. Traditionnellement, une campagne de mesures océanographiques dispose d’un ou deux engins électriques qui explorent en solitaire. Ils sont mis à l’eau par un navire de très grande envergure. Chez Abyssa, nous affrétons ces mêmes embarcations, mais au plus près de la zone d’exploitation.
Par ailleurs, ces embarcations transportant la flotte coordonnée dans son intégralité, nous multiplions par quatre la capacité d’acquisition de données avec une seule et même embarcation. Autrement dit, nous divisons par quatre les émissions générées pour couvrir une surface équivalente avec la méthode traditionnelle. Le rapport impact/écologique versus données récoltées est donc bien plus intéressant. Nous rédigeons par ailleurs une note d’impact environnemental avant chaque expédition pour mettre en évidence tous les risques environnementaux et nous actionnons tous les leviers possibles pour les réduire. ».
Si l’innovation réside dans l’usage qu’Abyssa fait de ces drones sous-marins, la startup participe néanmoins à leur évolution intrinsèque en s’impliquant dans la R&D de ses partenaires notamment au travers du dispositif i-Démo de BPIfrance qui soutient des projets structurants de R&D&I.
Les autorités publiques et les industriels friands de data
Pour les cofondateurs de la startup basque Abyssa, ces expéditions de drones coordonnées doivent permettre d’obtenir des connaissances métriques, mais pas seulement. « Les drones enregistrent tout un tas d’autres données qui dépendent du type de capteur qu’on installe dessus. Il s’agit évidemment de capteurs non intrusifs qui peuvent être acoustiques, physico-chimiques, etc. Ils permettent d’obtenir des informations sur le relief, la nature des sédiments, la qualité de l’eau. Ils disposent par ailleurs de caméras vidéos qui permettent d’identifier des espèces qui évoluent dans ces zones très profondes. Nous avons récemment découvert une nouvelle espèce d’échinodermes (étoile de mer, ndlr) au cours d’une expédition au large de la Corse », détaille le scientifique.
Si la pandémie de Covid-19 et les restrictions de déplacements ont quelque peu ralenti le développement d’Abyssa, les données acquises durant ses expéditions suscitent déjà l’intérêt d’acteurs variés. « Les autorités publiques veulent avoir la maîtrise de leur zone économique exclusive ; le territoire national situé sous le niveau de la mer. Celui de la France, avec ses nombreux territoires d'outre-mer, couvre 12 millions de kilomètres carrés. C’est considérable. Pourtant nous ne disposons d’aucune information. Ces expéditions permettent donc de faire l’inventaire du patrimoine national sous-marin. La France, mais aussi tous les territoires insulaires sont particulièrement demandeurs », se réjouit Jean-Marc Sornin.
Le cofondateur et ses associés ciblent, par ailleurs, les acteurs industriels : « Ils sont chaque jour plus demandeurs d’informations quant à la qualité des fonds marins. Notamment les entreprises et consortiums impliqués dans la construction, la maintenance et l'exploitation de câbles sous-marins utilisés dans 95 % des transferts de données internet. Pour déployer leurs câbles, il est nécessaire pour eux de connaître le relief dans le détail pour éviter de surdimensionner ou sous-dimensionner les câbles qui sont très coûteux. ».
La promesse d’une croissance exponentielle pour Abyssa
Et la traction commerciale d’Abyssa ne devrait pas cesser compte tenu de la variété de prospects auxquels elles pourraient apporter des informations précieuses : « Dans le secteur des ressources énergétiques, nous avons déjà travaillé sur de nombreux projets. À commencer par les projets de SWAC (Sea Water Air Conditioning), des systèmes de climatisation sous-marine qui consistent à utiliser une source renouvelable et locale d’eau froide dans les fonds marins situés à proximité pour refroidir un bâtiment. Nous travaillons également pour l’extraction de ressources biologiques profondes. De nombreuses molécules d’intérêt se trouvent au fond des océans et les laboratoires sont assez friands d’en savoir plus sur ces environnements et leurs biodiversités », énumère Jean-Marc Sornin.
Abyssa a réalisé une première levée de fonds auprès d’investisseurs, de business angels et de chefs d'entreprises étroitement liés au monde maritime, qui lui a permis d’obtenir en 2020 plus d’un million d’euros, complétée par une extension. L’entreprise basque réalise aujourd’hui une nouvelle levée de fonds par le biais de trois flux distincts. « Un premier million d’euros devrait être levé en private equity et sur la plateforme Wiseed qui héberge notre campagne de financement participatif. À cela s’ajoute un accompagnement financier institutionnel qui devrait nous permettre d’obtenir un second million ou presque. Le reste sera obtenu auprès de banques qui soutiennent notre entreprise. Au total, nous espérons entre 2,5 et 3 millions. ».
La campagne de financement participatif est ouverte jusqu’à fin octobre sur la plateforme Wiseed. Ces fonds devraient notamment permettre le recrutement de business développeur, de biologistes, d’océanographes et de techniciens opérateurs de drones sous-marins, mais également l’amorçage d’un projet R&D pour de nouveaux développements de la flotte.