Cette semaine, la mission French Tech souffle sa 10ème bougie. Alors que l'écosystème français était relativement modeste lors de la création de cette structure gouvernementale, il a changé de dimension en une décennie pour devenir le pays le plus attractif de l'Union européenne pour les startups.
A l'occasion de cet anniversaire, Maddyness a rencontré Jean-Noël Barrot, ministre délégué au Numérique, pour faire le bilan de ces 10 dernières années, se projeter sur les 10 suivantes, et aborder les dossiers chauds du moment.
MADDYNESS – La mission French Tech fête cette année ses 10 ans d'existence. En une décennie, l'écosystème tech a considérablement grandi en France. Quel bilan tirez-vous de ces 10 années écoulées ?
JEAN-NOËL BARROT – C'est une grande fierté de voir que l'écosystème français s'est considérablement développé ces 10 dernières années, avec un véritable essor des créations de startups et l'émergence d'entreprises qui ont atteint une envergure européenne, voire mondiale. Au niveau des licornes, il y en avait 3 en 2017, il y en a désormais 30, la dernière en date étant Verkor. Il y a aussi une culture de l'entreprenariat digne de forte croissance et d'innovation qui a irrigué l'ensemble des territoires de France.
C'est évidemment d'abord le fruit du travail des entrepreneurs et de leurs équipes, mais c'est aussi la mobilisation générale d'un ensemble d'acteurs, comme Bpifrance qui a fêté ses 10 ans l'année dernière, France Digitale qui a également fêté ses 10 ans l'an passé, et à la mission French Tech qui s'est installée comme une référence mondiale dans la capacité d'accompagner la croissance des entreprises innovantes. Dans le monde entier, partout où je me déplace, on m'interroge sur les recettes du succès de la French Tech et de ce commando d'élite qui accompagne au quotidien les entreprises. Cette équipe s'appuie sur un réseau inédit de 16 capitales et 99 communautés dans l'Hexagone et dans les territoires d'Outre-mer, mais aussi à l'international, avec un réseau d'entrepreneurs au service des entrepreneurs.
Il y a aussi des bonnes fées qui se sont penchées depuis 10 ans sur le berceau de l'écosystème, et qui ont contribué à ces grandes réussites dont nous sommes particulièrement fiers, notamment après ces 12 mois marqués par de l'incertitude et un retournement de cycle. Cette période conduit évidemment certaines entreprises à rencontrer des difficultés, mais l'écosystème ne risque en aucun cas de s'effondrer, ce qui signifie bien qu'il a atteint une certaine maturité, une capacité même dans les périodes de crise à faire émerger des entreprises très prometteuses, et à organiser le cas échéant des levées de fonds assez spectaculaires. Je pense notamment à celles de Pasqal, Mistral AI, et plus récemment Verkor.
D'une certaine, manière, l'écosystème subit son baptême du feu des crises ?
Absolument. Il y a eu des entreprises créées en France avant la crise de 2008, et même avant la crise du début des années 2000, mais à l'époque nous n'avions pas un écosystème aussi mûr. En ce moment, on voit, malgré les difficultés, un certain nombre d'entreprises résister, voire même d'autres émerger, ce qui est une source de satisfaction. Maintenant, il y a une deuxième décennie qui s'ouvre. Il faut faire encore mieux.
Faire émerger une «nouvelle génération d'entrepreneurs»
Dans ce cadre, quels sont les défis majeurs à relever dans les prochaines années ?
Après avoir démontré que la France était capable de devenir une Nation Startup, il est désormais question de prouver que la France peut aussi devenir une Nation Deeptech, c'est-à-dire une nation qui, forte de ses laboratoires de recherche de niveau mondial, est capable de transférer ses innovations dans des réussites entrepreneuriales. Autrement dit, l'archétype de l'entrepreneur que nous souhaitons voir émerger dans cette deuxième décennie de la French Tech, après une génération de magnifiques entreprises du SaaS et du logiciel qui ont conquis les marchés français et internationaux, ce sont un peu plus souvent des femmes, des chercheurs ou encore des titulaires de doctorat. Il y a quelques entreprises issues directement de la recherche scientifique, comme CorWave. On voit également plus souvent des entreprises engagées sur les sujets de transition climatique ou de santé.
Les leviers sur lesquels on veut jouer pour faire émerger cette nouvelle génération d'entrepreneurs, c'est le financement et la manière dont on facilite son accès pour les entreprises. Grâce à la mobilisation de Bruno Le Maire, la première génération de l'initiative Tibi, lancée en 2019, a permis de concentrer 6 milliards d'euros entre les mains des assureurs au profit d'une nouvelle génération d'investisseurs qui n'existait pas tellement auparavant, à quelques rares exceptions près. Ils incarnent des fonds de scaleups susceptibles de participer aux opérations qui se chiffrent en plusieurs centaines de millions d'euros.
A la demande du président de la République, nous avons initié la deuxième vague Tibi, c'est-à-dire Tibi 2, qui cette fois-ci concentre 7 milliards d'euros entre les mains des assureurs et qui va là aussi bénéficier à la fois aux fonds de scaleup, mais aussi aux fonds early stage.
Bruno Le Maire veut porter ce montant à 12 milliards d'euros d'ici 2030...
C'était un premier closing, comme on dit en bon français, et nous sommes en train de proposer à des grandes entreprises, qui ont d'ores et déjà des activités d'investissement proches des fonds de capital innovation, de participer à un second closing qui nous permettrait de mobiliser des sommes plus importantes encore au profit de la création de fonds de capital innovation de taille très importante en France pour accompagner le développement de nos licornes.
D'autres mesures concernent le financement, comme France 2030 et le projet de loi de finances pour donner suite au rapport qui a été rédigé par Paul Midy pour stimuler l'investissement des particuliers au capital des entreprises d'innovation. Au niveau de l'accompagnement, nous allons évidemment poursuivre les programmes qui marchent très bien, à l'image du Next 40 et du French Tech 120, ou encore du French Tech Tremplin. En ce qui concerne l'accès aux clients, nous avons lancé avant l'été l'initiative «Je choisis la French Tech», qui rassemble 300 entreprises dont une centaine de grands groupes, 80 partenaires institutionnels, organisations professionnelles, ministères et associations. Elle vise à faire doubler le recours aux solutions de l'écosystème par les grands donneurs d'ordres publics et privés à l'horizon 2027. Par le simple fait de mettre en relation les bonnes personnes, nous avons pu constater que nous arrivions déjà à voir se nouer des dialogues et peut-être même des coopérations à venir.
Pour résumer, il faut à la fois muscler le financement, muscler l'accompagnement et muscler l'accès aux clients pour faire émerger cette nouvelle génération d'entrepreneurs.
La domination technologique précède la domination économique et politique
Ces derniers mois, l'IA générative s'est imposée comme une thématique incontournable. La France a quelques arguments en la manière, notamment avec Mistral AI. Sommes-nous en bonne posture pour devenir une puissance dans ce domaine ? A Big, Bruno Le Maire a rappelé que nous avions raté le rendez-vous du numérique il y a 20 ans, ce qui avait laissé le champ libre à la domination des Gafam...
Bruno Le Maire a raison de dire que nous avons raté un train il y a 20 ans. Cette fois-ci, nous avons à la fois une ardente obligation mais aussi les moyens de prendre la tête de cette révolution qui s'annonce ou en tout cas de nous situer aux avant-postes. Pourquoi ? Parce que nous disposons en France de plusieurs atouts décisifs dans ce qui peut contribuer ou ce qui contribue au développement de l'IA générative, à commencer par les talents. Depuis 400 ans et la naissance de Blaise Pascal, la France a toujours été une grande nation de mathématiques et de statistiques. Et on s'aperçoit aujourd'hui que dans les grands laboratoires ou à la tête des grands laboratoires de recherche en IA, qu'ils soient publics ou privés dans le monde entier, on retrouve des Français.
C'est ce que disait Yann Le Cun à Big...
Exactement. Certains décident d'y installer leur entreprise, pendant que d'autres veulent rejoindre des entreprises qui se créent en France. On voit même des Américains, comme l'ancien directeur technique de GitHub (Jason Warner, ndlr) qui, après avoir levé 125 millions de dollars aux États-Unis, a décidé d'installer son entreprise en France du fait notamment des talents qu'on peut y trouver.
Je veux rendre hommage à mes prédécesseurs, à Cédric O et à ceux qui, avant lui, ont vu que le fait d'avoir en France des laboratoires de recherche, y compris émanant des Big Tech, pouvait représenter à terme un avantage pour notre pays. Cet avantage, on est en train d'en récolter les fruits aujourd'hui, puisque certains de nos talents les plus brillants ont fait leurs armes dans les laboratoires des Big Tech et sont aujourd'hui en train de créer en France des entreprises dont on commence à parler un peu partout en Europe et bien au-delà, à l'image de Mistral AI et Dust.
L'IA générative constitue aussi un avantage décisif en matière de mix énergétique, puisque nous avons une énergie décarbonée qui va être très fortement valorisée par celles et ceux qui vont vouloir installer en Europe la puissance de calcul nécessaire au développement de ces modèles. Dans ce cadre, je veux saluer l'investissement de Xavier Niel qui va permettre à la France de renforcer notre puissance de calcul annoncée par le président de la République à VivaTech, avec une puissance de calcul de GPU qui aura été acquise dans le domaine privé (avec Nvidia, ndlr). C'est très important. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'Europe n'est pas en retard en matière de GPU du côté public. En revanche, nous accusons un retard considérable dans la puissance de calcul privée en Europe.
Dans ce foisonnement stimulant sur l'IA, il y a quand même quelques nuages. Je pense notamment à l'AI Act qui concentre quelques inquiétudes. Cédric O estime que la version actuelle du Parlement européen tuerait toute innovation européenne dans l'IA. Est-ce un constat que vous partagez ?
La priorité absolue, c'est de maîtriser cette technologie en France et en Europe. Toute tentative régulatoire qui viendrait ralentir ou s'opposer aux efforts que nous consentons aujourd'hui pour maîtriser cette technologie, nous les repousserons et nous les combattrons. Il ne s'agit pas de renoncer définitivement à réguler. Il s'agit simplement de constater que si nous avons tant de mal à réguler les géants du numérique aujourd'hui, c'est parce que nous n'avons pas notre place autour de la table : nous ne maîtrisons pas de plateformes de réseaux sociaux, ni des plateformes de places de marché d'envergure mondiale.
Comme la domination technologique précède la domination économique et politique, il est impératif que la première étape soit pour nous de maîtriser la technologie. L'AI Act, dans la version qui en est sortie du Parlement européen, impose aux développeurs de modèles d'intelligence artificielle générative des obligations si lourdes qu'ils seront contraints de fuir l'Europe pour pouvoir développer ces modèles. C'est évidemment quelque chose que nous voulons éviter à tout prix. Et c'est la raison pour laquelle nous nous opposerons fermement, avec d'autres pays d'Europe qui font le même constat que nous, à ce qu'une régulation spécifique aux grands modèles de langage soit introduite dans le règlement sur l'intelligence artificielle, parce qu'elle risquerait de faire sortir l'Europe de l'histoire technologique et de nous amener, dans 5 ans ou 10 ans, à réguler sur un mode défensif, comme nous le faisons aujourd'hui avec les géants du numérique.
Bruxelles est-il réceptif à vos arguments ? L'exécutif européen s'est davantage illustré dans sa capacité à réguler plutôt qu'à favoriser l'innovation ces dernières années...
C'est un travail de conviction que nous menons avec beaucoup de détermination et en y consacrant beaucoup d'énergie, aux côtés de Bruno Le Maire et du président de la République. J'ai bon espoir qu'on y parvienne.
Le Next 40 a été conçu comme un tremplin vers le CAC 40
Prochainement, le nouvel appel à candidatures pour le Next 40 et le French Tech 120 sera lancé. Ces indices reposent principalement sur la capacité des startups à lever des fonds, mais ce critère est de plus en plus décrié. Par conséquent, estimez-vous qu'il est toujours pertinent et envisagez-vous de changer les critères de ces indices ?
Le Next 40 a été conçu comme un tremplin vers le CAC 40. Et comment on entre au CAC 40 ? En fonction de sa valorisation. Il était donc bien naturel que le Next 40 s’appuie sur des critères de valorisation, complétés par des critères de croissance.
Quatre ans après le lancement de ce programme, s’est posée la question de l’évolution de ces critères. Pour y réfléchir, j’ai souhaité créer une nouvelle instance, qui s’appelle le French Tech Finance Partners. Elle rassemble 16 personnalités du monde de l’investissement en France (Rania Belkahia, Benoist Grossmann…), à qui nous avons posé un certain nombre de questions, notamment sur le financement en région, le financement de la deeptech et les critères du Next 40 et du French Tech 120.
A l’occasion des 10 ans de la French Tech, ils nous ont livré leurs recommandations sur l’évolution des critères. Et lorsque nous lancerons le nouvel appel à candidatures pour la prochaine promotion du Next 40 et du French Tech 120, vous verrez que les critères auront évolué en tenant compte du travail de fond mené par ce groupe pour qu’il corresponde à la réalité de nos entreprises.
Sur votre souhait de voir des sociétés passer du Next 40 au CAC 40, vous avez déclaré en début d'année vouloir 10 licornes se lancer à la Bourse de Paris d'ici 2025, dont deux valorisées à plus de 5 milliards d'euros. Réussir à faire de Paris une place forte boursière, c'est le principal chantier à mener pour l'écosystème pour contrer le Nasdaq ?
C'est la prochaine étape. Après avoir démontré qu'on pouvait en France créer des entreprises innovantes de forte croissance et les accompagner pour qu'elles deviennent des scaleups, l'enjeu est désormais de leur permettre de réussir leur introduction en Bourse. Parmi les entreprises de la French Tech les plus avancées, nous avons un certain nombre qui ont clairement atteint une forme de maturité leur permettant d'accéder au marché boursier.
Nous souhaitons évidemment qu'elles puissent le faire en Europe et en France sur Euronext. Cela fait partie des sujets sur lesquels nous travaillons avec Euronext, French Tech Finance Partners et Bpifrance pour faire en sorte que toutes les conditions soient réunies le moment venu, lorsque la fenêtre s'ouvrira, pour que nos champions, s'ils le souhaitent, et s'ils y sont prêts, fassent leur introduction en Bourse en France.
Dans ce cadre, le Listing Act européen, qui est en préparation à Bruxelles, peut-il être un tremplin ?
Tout à fait. Le Listing Act est bienvenu puisqu'il va simplifier les processus d'introduction en Bourse et nous permettre d'ouvrir un certain nombre de facultés. Je pense notamment à la capacité à émettre des actions à droit de vote multiples. Tout ça va dans le bon sens. C'est pourquoi nous poussons pour que ce texte soit le plus ambitieux possible.