Maddyness : Est-ce que les salaires baissent vraiment après ces dernières années d'envolée ? Quelle est ta perception du marché ?
Virgile Raingeard : Il faut comprendre que ce n'est pas simple de mesurer les effets de marché parce qu'il est différent des autres commodités, si on peut appeler les gens une "commodité" (après tout on dit bien "les ressources humaines"). Quand le prix de l'or baisse, le prix du fer baisse, tout de suite le prix est répercuté mais (dans le cas des salaires ndlr), même quand les entreprises vont mal on ne peut pas baisser les salaires des gens. On ne peut donc pas prendre le salaire médian dans les entreprises maintenant versus il y a un an pour voir des envolées éventuelles de marché.
Il y a des augmentations de salaires même dans les entreprises qui licencient et si on ne regarde que cela, on n'a pas une bonne vision du marché. Donc qu'est-ce que l'on a fait ? De notre côté, on a pris le parallèle avec l'immobilier. Et comment voit-on les évolutions de marché dans ce secteur ? Avec les transactions récentes, les ventes qui arrivent ou qui sont en train de se produire en ce moment. L'équivalent dans le monde des salaires ce sont les embauches.
Donc nous avons choisi de regarder les salariés qui sont embauchés en ce moment et de les comparer avec les salariés qui ont été embauchés avant et on est en train de refinaliser cette étude. Elle est plus complexe qu'il n'y paraît parce qu'il y a pas mal de biais.
En moyenne, les personnes nouvellement embauchées arrivaient à des salaires de 2 à 5 % plus élevés que les personnes qui étaient embauchées historiquement. Et ce, de manière continue. Ce qu'on observe dans les derniers mois, sur la base des chiffres prévisionnels que l'on a, c'est une stagnation, voire une baisse des salaires sur certains métiers, dans les fonctions support ou dans les fonctions commerciales. Tandis que la tech, en moyenne, continue d'augmenter.
Quand on voit les augmentations, pour l'instant, c'est plus de l'ordre sur les six derniers mois de 2 ou de 2,5 %, alors qu'historiquement on avait des trimestres où les salaires médians en tech de nouveaux embauchés étaient de l'ordre à se rapprocher de presque 5 %. La tech est pénurique donc les salaires continuent d'augmenter. Par contre dans les autres métiers, les salaires ont tendance à stagner voire baisser dans certains métiers malgré un contexte d'inflation qui a poussé les entreprises à quand même augmenter les gens, ce n'est pas “la grande joie”, cela dépend des métiers.
Dans les fonctions commerciales et même dans les fonctions support, il y a des métiers qui sont toujours un peu sous tension. Dans l'inflexion commerciale, on voit le métier de BISOPS, de RevenuOps, ceux qui font les dashboarding, les automatisations pour les équipes commerciales, qui sont toujours le genre de métiers vraiment sous demande et sous tension, donc c'est assez dur pour embaucher. Dans les métiers de la tech aussi, il y a des métiers comme celui de data engineer qui progresse plus vite que les autres.
Da manière générale, il est correct de résumer les choses ainsi : fonction support et fonction commerciale et marketing en stagnation, voire en baisse dans certains métiers et en hausse dans certains micrométiers, et une hausse quand même dans les métiers tech, mais plus faible qu'historiquement.
M : Penses-tu que les avantages obtenus sont une tendance de fond ? Nous voyons déjà un retour en arrière sur le full remote par exemple, penses-tu que cela soit le début d'une remise en cause ?
V.R : Les levées de fonds ont été principalement faites pour driver la croissance de l'entreprise. La croissance de l'entreprise, dans un secteur majoritairement tech, passe par le recrutement. Ce sont des fonds qui sont levés pour recruter et recruter vite et recruter beaucoup, et donc dans ces dernières années (enfin ces deux dernières années et demie), il y avait un “incentive” à recruter vite et beaucoup plus qu'à recruter au bon prix. Cela a eu une tendance inflationniste sur les salaires et aussi sur les avantages parce qu'à des moments où c'était tellement la course au niveau des salaires on s'est dit : "Comment je peux rivaliser en ne regardant pas que les salaires, mais autre chose ?". Beaucoup d'entreprises sont allées se positionner sur des manières différenciantes.
On a eu la semaine de 4 jours (dans la dernière enquête menée par Figures, c'est moins de 1%-1,5%), et des choses comme par exemple les congés paternités. Je crois qu'il y avait les exemples de ContentSquare qui avait annoncé 16 semaines de congé paternité, un peu à l'image des grosses boîtes tech à l'américaine, mais c'était encore confidentiel en France.
Malt, par exemple, qui a annoncé un mois de congé d'ancienneté. C'est-à-dire que dès qu'on fait trois ans chez Malt, on a le droit de prendre un mois de congés supplémentaires n'importe quand.
Ce sont le genre de choses qui ont été faites mais sur cette dernière année, je n'ai pas beaucoup vu de nouveautés de la part des entreprises.
Cependant les entreprises ne vont pas revenir dessus. Je ne pense pas que ContentSquare se dise qu'ils vont passer le congé paternité de 16 semaines à 4 semaines. C'est le concept d'acquis sociaux, et les acquis, c'est quand même vraiment dur de revenir dessus. Donc je pense qu'on diminue la course à l'innovation, mais il n'y a pas beaucoup de retour en arrière. Pour le remote néanmoins, c'était très intéressant parce que là pour le coup, il y a une partie acquise.
Je pense que les entreprises qui ont commencé à passer en mode “full remote” ne vont pas dire : 'on repasse en mode 100 % bureau avec zéro remote autorisé'.
Néanmoins c'est plus le côté balancier. On était passé de peu de remote de manière générale à du full remote avec pleins d'entreprises passées au full remote, complètement ouvert, “work from anywhere”. Globalement le marché se recentre. Il y des entreprises qui reviennent à un, deux à trois jours de remote par semaine plutôt que d'être ouvertes au full remote.
Là dessus les Etats-Unis et l'écosystème tech aux Etats-Unis étaient en avance sur l'explosion du télétravail. C'était bien plus normalisé que ça ne l'était en France. Ils sont en avance aussi sur la normalisation du retour au bureau. Il y a plusieurs entreprises qui osent mettre en avant aux US, et je n'en ai pas vu en France, le fait d'être “une office first company” pour les gens qui en ont marre d'être dans des entreprises aux bureaux déserts avec un tiers de l'entreprise tous les jours et plein de leurs collègues qui ne sont pas là et qui aiment les bureaux pleins, qui aiment ces interactions de bureaux. Ces entreprises en font même un avantage concurrentiel.
Je suis sûr que ça va arriver en France et d'ailleurs je pense qu'il y a des entreprises qui seraient très intelligentes d'aller à contre-courant maintenant et dire : "On a une culture du bureau, cela nous manque les bureaux animés.". On pourrait donc proposer aux employés d'avoir une culture de télétravail, peut-être un jour par semaine ou un jour de temps en temps, mais centré autour du bureau parce qu'on sait qu'il y a des gens qui aiment ça.
D'ailleurs, personnellement, c'est quelque chose que j'aime et je regrette, de ne pas avoir une entreprise où aller au bureau. Mais pour nous c'est un peu différent, je fais une aparté, parce que comme on a dû s'étendre à l'international, notre huitième employé a lancé le marché allemand, notre neuvième employé le marché UK, il fallait des gens localement. Donc on ne pouvait pas faire un bureau en Allemagne quand on n'a eu qu'une personne pendant un an.
Nous avons été forcés. Mais dans les entreprises qui l'ont fait par choix, c'est à dire des entreprises sur le marché français, qui ouvraient en France et qui auraient pu avoir des bureaux à Paris et qui ont décidé d'être un peu plus flexibles, je pense que certaines d'entre elles regrettent.
M : Parlons maintenant de la transparence des salaires, le cœur du réacteur de Figures, est-ce un de ces acquis ? Peux-tu nous en dire plus sur la directive européenne concernant les règles sur la transparence des rémunérations le 24 avril 2023, qu'est-ce que cela changera ?
V.R : Oui, il s'agit du coeur de réacteur de Figures en partie, parce qu'au niveau mission et croyance, on pense que plus de transparence va appeler plus d'équité. On pense que le chemin vers la transparence des entreprises, c'est un chemin qui va falloir devoir être outillé parce que la rémunération, c'est un sujet qui historiquement n'est pas transparent. Tous les outils de gestion de la rémunération ont toujours été des outils back office administratifs et pas destinés à être face aux employés et cela a changé.
Pour avoir des choses accessibles aux employés, compréhensibles pour les employés, il faut avoir des outils qui permettent de le faire. Je pense que Figures à un rôle à jouer.
La directive européenne terrifie plein d'entreprises, notamment les grandes. Il existe des entreprises de 100.000 salariés où seuls 30 à 40 personnes sont au courant des fourchettes de salaire, parce que ce n'est pas un sujet.
Dans les trois prochaines années, chaque État membre va devoir voter des lois qui vont dans le sens de la directive et les entreprises devront mettre les fourchettes de salaire sur les offres d'emploi. C'est une révolution. Les étapes préliminaires avant d'y arriver c'est qu'il va falloir commencer à être sûr qu'on a des bonnes fourchettes de salaire bien structurées et corriger les inégalités cachées. Des employés avec des écarts de salaire énormes il y en a dans plein d'entreprises et il va falloir un peu nettoyer tout cela. Commencer à partager les fourchettes de salaire au manager, les partager ensuite aux employés, puis les partager aux candidats.
Dans l'État de New York et l'État de Californie en septembre et décembre dernier ont été votées des lois poussant à afficher les fourchettes de salaire sur les offres d'emploi. Ce qui a poussé certains employeurs à dire : 'si on doit le faire dans l'État de New York et de Californie, autant le faire aussi dans tous les États-Unis, et si on le fait dans tous les États-Unis, autant le faire dans le monde entier'. Et ça, il y a de plus en plus d'entreprises qui vont le faire.
Le marché, dans certains métiers pénuriques, mais surtout dans la tech, va évoluer avant la législation. Je suis prêt à parier que d'ici deux ans, avant même que la loi ne soit effective, au moins un tiers, voire la moitié des entreprises afficheront les fourchettes de salaire sur les offres d'emploi. C'est le marché qui va pousser à le faire.
Il y a des entreprises qui vont le faire en premier, sans attendre que ce soit une loi, sans être obligés. Ils vont en bénéficier en marque employeur. Buffer, quand ils ont été transparents sur les salaires, ont eu 16 fois plus de candidatures. Je crois que c'était même supérieur à ça. OTTA, une plateforme de recrutement au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, annonce qu'à salaire égal, les offres qui affichent des fourchettes de salaire ont deux fois plus de candidatures.
HelloWork et Indeed a annoncé que si les entreprises ne mettent pas de fourchettes de salaire sur les offres, ils afficheront une fourchette de salaire estimée. Tout cela poussera les entreprises à le faire directement.
M : Est-ce que la transparence ne va pas devenir un problème pour la rentabilité des entreprises, surtout dans une période ou c'est devenu si clé ?
V.R : Si les premières entreprises à le faire sont celles qui payent le mieux, dans les domaines qui payent le mieux et même si ce n'est plus trop la tendance actuelle, sont des entreprises pas rentables qui ont levé beaucoup de fonds et qui peuvent se permettre de payer haut sur le marché, cela pourrait pousser les candidats à penser que c'est le salaire qu'ils sont en mesure de demander. Cela tire vers le haut.
Chez Figures on a au moins 350 clients en France, une majorité de startups et les deux tiers du next 40. Ce que nous disent nos nouveaux clients, c'est qu'ils veulent au moins payer à la médiane. Si tout le monde qui arrive veut au moins payer la médiane voire d'autres qui veulent payer au dessus du marché, ils vont donc augmenter leur salaire donc la médiane sera plus haute pour les prochains qui arrivent ... etc, etc, donc en fait on contribue à une espèce d'inflation des salaires dans la tech et des startups en France. J'ai eu plusieurs discussions avec des HR qui m'ont dit : "Est-ce que tu n'as pas l'impression de contribuer à l'inflation dans la tech ?". Peut-être un peu. À quel point je vais me sentir coupable de contribuer à une inflation des salaires qui pénalise les boîtes rentables qui ont des obligations de rentabiliser, alors que les startups n'en ont pas et peuvent se permettre d'avoir des salaires déraisonnables parce qu'elles ont levé des fonds et prennent des risques ? C'est un point de vue que je partage partiellement.
L'autre point de vue, c'est est-ce qu'en fait, au final en faisant ça, on ne contribue pas à une meilleure redistribution des richesses qui vont de la poche des plus riches, des investisseurs, des fonds d'investissement...etc et qui finissent dans les salaires parce que c'est pas forcément une mauvaise chose.
Chez Figures, on a refait un point avec des statistiques, et le point numéro 1 qui revient chez toutes les personnes ayant rejoint Figures, c'est notre culture de la transparence. Nous on embauche à la médiane, c'est-à-dire qu'on ne paie pas au-dessus du marché, on paie à la médiane du marché. On paie moins bien que pas mal de ces startups qui paient très bien, néanmoins on a beaucoup de candidatures. On a un taux d'acceptation des offres de quasi 100 % et même avec des offres que l'on a faites à des salaires inférieurs au salaire actuel des personnes.
Notre politique c'est d'être équitable face à tout le monde en se maintenant à la médiane du marché. Si quelqu'un veut plus, tant pis mais nous on ne fait pas d'exception individuelle puisqu'on pense que l'équité vient de l'égalité de traitement. Cela nous permet d'avoir un taux d'acceptation et un taux d'attrait des gens et même un taux de rétention qui est vraiment élevé. Je pense qu'il y a plein d'autres entreprises qui en le faisant vont voir ce même attrait de leur marque employeur.
M : C'est déjà le cas aux Etats-Unis, que peut-on en tirer comme analyses ? Comment pouvons-nous optimiser nos prochains textes avec ce cas d'usage taille réel ?
V.R : Il y a des entreprises qui jouent le jeu sur papier, mais pas vraiment. C'est le cas de Netflix par exemple. N'importe qui peut aller sur le site carrière Netflix et voir des offres d'emploi comme product manager à Los Angeles, avec un salaire applicable entre 50.000 et 900.000 dollars. Ce qui est théoriquement une fourchette de salaire oui, mais en pratique ce n'est pas vraiment jouer le jeu. Il faudrait probablement une taille de fourchette maximale et il faudrait dire que les fourchettes de salaire affichées par l'entreprise se doivent de tenir dans une fourchette de plus ou moins 30% par exemple.
Il faudrait probablement penser à cette taille maximum des fourchettes pour ne pas se retrouver avec des entreprises qui ne jouent pas le jeu. Netflix peut le faire parce qu'elle a une autorité, une marque employeur forte, mais je pense que si beaucoup d'entreprises s'amusent à faire ça, elles vont se retrouver pénalisées au niveau marque employeur. Je ne pense pas qu'il y ait beaucoup d'entreprises tech qui peuvent se permettre de la jouer comme Netflix.