Lorsqu’il s’agit d’évoquer les performances financières d’une startup, ce sont souvent son chiffre d’affaires, son Ebitda ou encore encore sa marge brute qui sont mis en avant. Si de plus en plus de jeunes pousses de l’écosystème français jouent le jeu de la transparence, dans la mesure où il est mieux perçu à l’heure actuelle de communiquer sur sa capacité à être profitable plutôt qu’une hypercroissance qui fait fondre la trésorerie comme neige au soleil, l’écrasante majorité préfère jouer la carte du silence.
Mais en coulisses, ce sont des indicateurs parfois méconnus, ou a minima rarement exposés dans l’espace médiatique, qui sont utilisés par les investisseurs pour étudier la santé financière des startups en quête d’argent frais pour se développer. Parmi eux, il y a notamment la Rule of 40. Cette règle, surtout utilisée dans la tech anglo-saxonne, est de plus en plus scrutée dans la tech française et européenne, sur le segment du SaaS. Et pour cause, sur un marché du capital-risque plus timide dans un climat économique difficile, les fonds cherchent à savoir dans quelle mesure le modèle d’une entreprise est sain et scalable.
Une règle pour mesurer le delta entre croissance et rentabilité
Dans ce cadre, la Rule of 40 peut apporter quelques éléments de réponse. Selon cette règle, le taux de croissance des revenus annuels d’une entreprise, auquel on additionne la marge de profitabilité mesurée à partir de l’Ebitda (rentabilité opérationnelle), doit être égal ou supérieur à 40 %. Ainsi, plusieurs méthodes fonctionnent pour rester dans les clous. Cela marche avec une croissance du chiffre d’affaires de 20 % et une marge de profitabilité à 20 % (20 + 20 = 40), ce qui témoigne d’un équilibre entre une croissance solide et une rentabilité opérationnelle déjà au rendez-vous, mais aussi avec un taux d’Ebitda négatif de 20 % et une croissance des revenus de 60 % (-20 + 60 = 40), ce qui permet de compenser l’absence de rentabilité opérationnelle par une croissance des revenus particulièrement importante. Autrement dit, la règle détermine si une startup est capable de continuer à croître rapidement sans se brûler les ailes. Un impératif en temps de crise.
Et pour cause, la situation tranche avec l’euphorie qui régnait dans l’écosystème jusqu’au début de l’année 2022, où des centaines de millions d’euros pleuvaient sur les pépites de la French Tech. "Cette règle existe depuis longtemps, mais nous étions dans une phase de croissance à n’importe quel prix. Regarder ce que coûte d’aller chercher de la croissance n’était pas la priorité des entrepreneurs, donc la règle a été un peu mise de côté. Quand on revient dans un contexte de marché plus compliqué, avec de l’argent moins facilement accessible, le coût du financement de la croissance devient à nouveau une priorité", analyse Sébastien Le Roy, Partner chez Serena, qui publie chaque année son SaaS Benchmark pour aider les entreprises SaaS en Europe à mieux suivre leur activité. "La période est particulière depuis la mi-2022, les choses ont changé dans la tech. On regarde beaucoup la Rule of 40 maintenant", appuie Pierre-Antoine Dusoulier, fondateur et patron de la fintech iBanFirst.
"L’importance de la Rule of 40 dépend du stade de maturité de l’entreprise"
En effet, cet indicateur, s'il est de plus en plus scruté par les investisseurs, n’est pas nouveau pour autant. Mais la morosité qui règne actuellement dans l’économie mondiale l’a remis au centre du jeu pour les entreprises du SaaS, qui présentent l’avantage d’avoir des revenus récurrents et donc une meilleure visibilité financière sur leurs activités. "L’importance de la Rule of 40 dépend du stade de maturité de l’entreprise. On va surtout l’utiliser de manière projective sur de l’early stage. L’enjeu est d’arriver à une efficience capitalistique", indique Sébastien Le Roy.
En effet, la Rule of 40 se révèle surtout utile quand le go-to-market d’une startup est validé et qu’elle franchit le cap des 5 millions d’euros de revenus récurrents annuels. "Ça n’a aucun sens de regarder cette règle avant une série B ou C", complète Pierre-Antoine Dusoulier. Avant d’ajouter : "C’est normal de brûler du cash au début. Mais une fois que l’entreprise est sur les rails et qu’il y a des revenus, ça peut être inquiétant d’avoir un Ebitda négatif. La Rule of 40 peut donc rassurer l’entreprise et les investisseurs. C’est pratique et rapide." Des entreprises du SaaS, comme Snowflake, Zoom, Datadog ou encore Palantir, figurent ainsi parmi les bons élèves en la matière, certains étant même capables de respecter une Rule of 70. "iBanFirst est au niveau de la Rule of 40, voire même un peu au-dessus", assure le patron de la fintech franco-belge, spécialisée dans les paiements internationaux pour les entreprises.
Un Ebitda positif, condition sine qua non pour lever des fonds
L’intérêt croissant pour la Rule of 40 correspond ainsi à un changement de paradigme dans l’écosystème numérique après l’éclatement d’une bulle spéculative engendrée par l’engouement d’investisseurs pour des actifs risqués en raison de taux réels négatifs sur les obligations souveraines. "Sur les marchés boursiers, la valorisation est désormais souvent directement indexée à cette Rule of 40, ce qui était beaucoup moins le cas il y a trois ans", observe ainsi Sébastien Le Roy.
"Il y a clairement un changement de paradigme, c’est même excessif dans le sens inverse. Avant, il y avait de très fortes valorisations sans tenir compte des coûts. Maintenant, c’est le contraire. Depuis quelques temps, les investisseurs s’interrogent de plus en plus autour de l’Ebtida, si bien que le tout le monde affirme maintenant que son Ebitda est positif. Mais le dire ne suffit plus vraiment, on ne sait plus qui croire", analyse de son côté Pierre-Antoine Dusoulier. Et d’ajouter : "Comme le marché est très fermé, il est très dur de lever de l’argent. Il faut avoir un Ebitda positif pour ne pas être bloqué par le marché."
Dans ce contexte, certains pourraient être tentés de gonfler leurs chiffres pour s'attirer les faveurs des investisseurs. Mais gare au retour de flammes... Des acteurs comme Meero, qui n'a jamais été une licorne en réalité malgré les centaines de millions d'euros levés et annoncés en grande pompe, peuvent en témoigner.