Depuis l’effondrement spectaculaire de FTX, Binance se retrouve quasiment sans rival parmi les plus grandes plateformes d’échange de cryptomonnaies du monde. Porté par son charismatique patron, Changpeng Zhao alias «CZ», ce poids lourd de la crypto-sphère divise autant qu’il fascine, notamment en France.
Sous le coup de deux enquêtes judiciaires dans l’Hexagone, Binance trace néanmoins sa route sur le marché français. La plateforme a même gagné le droit de faire la promotion de ses produits en France après avoir obtenu en mai 2022 son enregistrement en tant que prestataire de services sur actifs numériques (PSAN) auprès de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Une étape importante dans le processus de la filiale française pour s’affirmer comme un acteur majeur et fiable de l’écosystème crypto après une année 2022 difficile, marquée par de nombreux scandales.
Mais pour David Prinçay, qui dirige Binance France depuis décembre 2020, le développement de la plus importante plateforme d’échange de cryptomonnaies au monde dans l’Hexagone n’est pas un enjeu national, mais continental. En effet, l’arrivée de la réglementation MiCA (Markets in Crypto-Assets) va offrir un cadre plus clair aux acteurs du secteur pour opérer dans l’Union européenne. C’est l’un des sujets abordés par Maddyness avec David Prinçay au cours d’un entretien pour faire le point sur les ambitions et les défis à relever pour Binance en France.
MADDYNESS – Cet été, Binance a publié son rapport semestriel sur l'état de santé de l'écosystème crypto. Quels sont les principaux enseignements à en tirer dans un contexte difficile pour le secteur ?
DAVID PRINÇAY – On peut voir que le secteur s'est plutôt bien remis d'une année 2022 compliquée, avec une performance annuelle qui est assez satisfaisante. Le bitcoin est passé de 21 000 à 30 000 dollars en moins de six mois, c'est plutôt une bonne performance. Nous pouvons aussi assister à une consolidation du secteur suite aux événements de l'an passé, comme le scandale FTX, et aussi à l'avènement de nouveaux protocoles.
Nous sommes dans un écosystème qui vit plusieurs cycles. A certains moments, il y a beaucoup d'innovations qui arrivent, et à d'autres moments, beaucoup d'innovations sont en préparation. En ce moment, nous sommes clairement dans une période où beaucoup d'innovations se préparent. Dans ce cadre, les écosystèmes se préparent également, notamment en France. C'est assez sain pour l'écosystème de voir des fondamentaux qui permettent une démultiplication des cas d'usage et des utilisations.
Quelle est la place de l'écosystème français dans la galaxie mondiale de Binance ?
Dans l'écosystème crypto, la France est un écosystème à part, notamment avec une régulation plutôt perçue de manière positive, une tendance qui devra être confirmée dans les années à venir. Il y a également une galaxie d'acteurs de différents ordres : des acteurs sur le hardware, comme Ledger, des acteurs sur les protocoles et sur des cas d'usage très précis comme Sorare, des protocoles blockchain, etc.
Nous avons un très bel éventail qui est représentatif de la culture, notamment en matière d'ingénierie bancaire et de mathématiques françaises. De l'autre côté, nous avons aussi des impondérables français, à l'image d'une adoption des cryptomonnaies qui est moins forte par rapport à d'autres pays, malgré des résultats qui sont extrêmement positifs. Si la France n'est pas le pays européen avec le plus fort taux d'adoption, c'est notamment en raison de la culture d'investissement des Français. Il s'agit d'un domaine où ils sont encore en apprentissage,
Mais ce qui est intéressant, c'est qu'en France et dans d'autres pays, comme l'Italie et l'Espagne, la question n'est plus de savoir s'il faut s'emparer des technologies crypto pour devenir un champion par rapport d'autres pays. Nous avons compris que ces technologies sont intéressantes et qu'il faut s'en saisir. C'est déjà un très bon constat.
«La France a un temps d'avance»
Au vu de la vitalité de l'écosystème français, Changpeng Zhao (CZ), le patron de Binance, avait déclaré l'an passé qu’il était possible que Paris devienne le siège européen de l'entreprise. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Il faut encore que l'on travaille sur ce sujet et il reste beaucoup d'étapes à valider. Il faut notamment gérer l'arrivée de MiCA pour confirmer que notre stratégie est bien alignée avec cette nouvelle réglementation. Mais oui, un siège européen à Paris, c'est quelque chose qui est toujours d'actualité mais qui devra quand même être confirmé par les conditions amenées par la nouvelle législation européenne. Cependant, le concept de siège est un peu dépassé à mes yeux.
Beaucoup de moyens ont été déjà été mis en œuvre autour de la France. Nous avons maintenant un bureau avec plus de 150 personnes, dont 50 dédiées exclusivement à Binance France. Les moyens mobilisés ne sont pas aussi étoffés dans les autres pays. La France a un temps d'avance.
Malgré un cadre plutôt favorable pour le développement des cryptomonnaies en France, il y a quelques nuages sombres à l'horizon, comme les enquêtes ouvertes par la justice française. Le régulateur se montre aussi très vigilant par rapport à votre activité. Cette méfiance des autorités pourrait-elle entraver le développement de Binance dans l'Hexagone ?
Lorsqu'une régulation se met en place, il y a beaucoup de choses à faire. De 2018 à maintenant, nous avons vécu la mise en place d'une régulation crypto sur un territoire. Par conséquent, les startups qui opèrent dans l'écosystème crypto ont besoin d'être mises en surveillance. C'est comme ça que l'AMF (Autorité des marchés financiers, ndlr) et l'ACPR (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, ndlr) procèdent de façon plutôt courante dans le secteur bancaire. J'y vois donc davantage un milieu qui se professionnalise, plutôt que des moyens d'entraver son développement.
Quand nous nous enregistrons à l'AMF, nous prenons aussi nos responsabilités pour appartenir à cet écosystème de marchés financiers. Cela induit donc de se mettre en conformité avec ces marchés. Pour moi, c'est business as usual. Il y a même des éléments encourageants pour montrer qu'on se professionnalise tous. Cela fonctionne dans les deux sens. Car si nous devons respecter de nouvelles règles, l'AMF s'est de son côté équipée pour nous obliger à respecter ce nouveau cadre. Au centre, il y a quelque chose qui nous unit : l'utilisateur. Si tout ça est mis en œuvre, c'est aussi pour protéger l'utilisateur.
Dans ce cadre régulatoire, il y a une étape majeure qui a été franchie par Binance France en mai 2022, avec l'obtention de l'enregistrement en tant que prestataire de services sur actifs numériques (PSAN) auprès de l'AMF. Qu'est-ce que cela a changé concrètement pour votre activité ?
Cela nous a permis de pouvoir faire beaucoup de choses que l'on ne pouvait pas faire auparavant. Déjà, cela a permis l'implantation du pôle France tel qu'on le connaît maintenant. C'est également l'opportunité de réaliser un vrai travail avec les régulateurs sur le fonctionnement de la plateforme. Le dialogue est désormais facilité avec l'AMF.
Surtout, l'enregistrement PSAN nous a permis aussi de communiquer et de travailler avec nos utilisateurs. Nous pouvons désormais les éduquer de façon plus efficace. Pourquoi est-ce si important ? C'est simple. Si nous voulons qu'un pays soit puissant dans la blockchain, car tout le monde veut le siège social des grandes entreprises du secteur, il faut des utilisateurs qui soient forts, ce que nous appelons des power users. Ce sont des personnes qui savent comment la plateforme fonctionne. La corollaire, c'est donc qu'ils savent prendre leurs décisions de manière éclairée. Or si un utilisateur sait prendre des décisions éclairées, ses décisions de trading seront meilleures, ce qui induit de meilleurs profits, etc. En tout cas, il tombe moins dans des pièges.
Pour avoir un écosystème fort, et je ne parle pas que de l'écosystème français, il faut voir les choses de manière plus large. Ce n'est plus la France, c'est l'Europe. En effet, le défi d'aujourd'hui et de demain est tourné vers l'Europe. Il y a donc deux enjeux dans ce cadre : le premier, c'est comment on s'européanise, et le deuxième, c'est comment on procède pour que les utilisateurs augmentent leur niveau de connaissances. Plus ils augmentent leur niveau de connaissances, plus ils sont maîtres de la situation à laquelle ils sont confrontés. C'est très pragmatique.
«Le règlement MiCA présente l'avantage de proposer un cadre qui fonctionne pour les 27 pays de l'UE»
Certes, il y a le cadre européen qui a changé avec la mise en place du règlement MiCA. Mais il y a tout de même des spécificités différentes à respecter selon les pays. Après l'enregistrement PSAN, la prochaine étape n'est-elle pas tout de même de décrocher l'agrément auprès de l'AMF en attendant des règles européennes complètement uniformisées ?
Certainement. Mais l'Union européenne avec 27 pays, c'est compliqué car cela signifie beaucoup de régulations différentes. Il n'y a pas une régulation pour chaque pays, car il n'y en a pas dans certains pays. Mais dans les pays où il y en a une, ces régulations sont toutes spécifiques. Et la spécificité de ces régulations induit qu'il faut faire des développements techniques propres à chaque régulation. Potentiellement, ces développements peuvent constituer de gros chantiers à mener.
Il est très compliqué de s'implémenter dans 27 territoires uniformément de manière optimale, il faut donc faire des choix. Le règlement MiCA présente l'avantage de proposer un cadre qui fonctionne pour les 27 pays de l'UE, avec quelques ajustements qui seront à effectuer mais qui ne sont pas encore très bien définis. C'est un objet qui est encore en évolution.
Mais le principe général de ce règlement va simplifier la vie de tous les acteurs crypto européens, justement pour attaquer un marché européen uniforme. Dans ce contexte, la licence française, telle qu'elle est conçue, devrait pouvoir permettre d'avancer sur le système MiCA. Cela a un vrai intérêt et c'est effectivement un angle d'attaque que nous avons en tête et que l'on privilégie.
Ces dernières années, beaucoup de projets Web3 et blockchain ont émergé en France, comme Ledger. Quel est votre regard sur l'écosystème français ?
Ce n'est pas une compétition entre pays, c'est un voyage. Le but n'est pas de se battre contre un autre pays. Si nous n'arrivons pas à la destination du voyage, tout le monde aura perdu. Quand on est une entreprise blockchain aujourd'hui, il faut vraiment réfléchir à ce que l'on va apporter à l'écosystème global, plutôt que seulement penser à battre ses concurrents.
Pour moi, l'écosystème français est prometteur parce qu'il héberge une variété d'acteurs. Là où des acteurs fondamentaux s'installent, les autres suivent et se créent. On a vu une très bonne année suite à notre implantation en France. Quasiment toutes les plateformes d'échange de cryptomonnaies ont débarqué en France. Dans ce contexte stimulant, nous avons vu un écosystème grandir, aussi bien dans les incubateurs que dans les startups. On voit un écosystème fleurir, et c'est très encourageant.
Parmi les incubateurs lancés, il y a celui de Binance lancé à Station F l'an passé. Quel bilan en tirez-vous un an plus tard ?
C'est un bon bilan. C'est autant un outil utile pour les startups qui sont à l'intérieur du programme que pour les startups qui sont autour. Avoir 20 startups dans le Web3, qui sont dans cet endroit, cela engendre beaucoup de discussions bien au-delà de ce programme. Cela augmente la culture générale des entrepreneurs, c'est toujours une bonne chose.
C'est quand même important d'avoir les retours d'entreprises comme Binance sur notre expérience de l'évolution du secteur de la blockchain. Cela permet à beaucoup d'acteurs de gagner du temps.
«MiCA est une opportunité plus qu'une obligation»
Quelles sont les ambitions de Binance pour le marché français et européen dans les prochains mois ?
L'objectif, c'est de pouvoir réactiver des produits et des services que nous avions dû désactiver lors de notre enregistrement PSAN. Nous voulons aussi nous projeter sur les nouvelles échéances qui vont arriver. Mais plutôt que de parler d'échéances réglementaire, je préfère évoquer des opportunités. MiCA est une opportunité plus qu'une obligation. Si nos devons résumer la situation, les prochaines années sont faites d'opportunités pour Binance.
Il y autant d'attentes chez Binance que chez les Français, ce qui est rationnel dans les deux cas. Parfois, j'ai plus l'impression d'être l'entraîneur d'une équipe nationale que le patron d'une entreprise.
Quelle est la finalité des ambitions de Binance ? Devenir une banque crypto ?
C'est voir trop loin que d'essayer de définir qui on sera dans cinq ans. La finalité, elle est très simple. Ce sont les utilisateurs qui décident. Nous faisons les produits que notre communauté nous demande. C'est pour ça que ça fonctionne. Nous irons aussi loin que l'on peut pour contenter nos utilisateurs.