D'un sujet marginal et imprégné de clichés
Il y a 15 ans, mon métier consistait déjà à épauler des scientifiques en science du numérique dans la création de leur startup, ce que l’on appelle aujourd'hui des startups deeptech numériques.
En société, quand j’étais amenée à l’expliquer, les retours étaient polis – “ça doit être intéressant ”, et dubitatifs – “les chercheurs il faudrait d’abord qu’ils trouvent, et quant à faire du business ...”. J’allais rarement jusqu’à dire que nous avions monté un fonds d’investissement ad hoc.
Le regard sur les scientifiques français était alors toujours proche de celui du temps de mes études : une identification de la personne à son parcours scolaire, une étiquette posée tôt qui identifie en ingénieur/scientifique ou commercial. Le mot entrepreneur quittait timidement la sphère des travaux publics malgré la bulle internet et le mot deeptech serait inventé 10 ans plus tard.
Pourtant la deeptech et ses réalisations était bien dans notre culture – Concorde, TGV, Minitel, mais c’était l’État qui en portait le développement, pas des scientifiques entrepreneurs. Oublié Henri Fayol, fondateur du management à l’égal de Frédéric Taylor, ingénieur puis dirigeant et développeur des Mines de Commentry. Oublié Blaise Pascal, mathématicien, philosophe et entrepreneur fondateur en 1662 des " Carosses à cinq sols " première ligne de transport en commun urbain au monde, ancêtre des bus parisiens. Scientifiques et entrepreneurs …
À un espoir de renouveau économique qui demande de changer d’approche
Depuis, ce regard a changé. Du fait des entreprises tech américaines telles Google, Apple, Amazon nées et devenues leader du Nasdaq en quelques années, de la transformation de notre quotidien induite et de la médiatisation des leurs entrepreneurs tech. Une génération d’entrepreneurs du numérique issus de la technologie s’est aussi développée en France, dans différents domaines et le plus récemment en IA et des entreprises de forte croissance en sont issues. L'État encourage et soutient considérablement cela via son plan deeptech espérant un renouveau économique grâce à l’innovation de rupture.
Lorsqu’un cliché cède, un autre arrive : sur mon métier, j’entends maintenant - “super ton job !”, suivi de “tu cherches une personne business pour développer la boite ?”. Et bien non, pas au début, le scientifique est l’entrepreneur du premier temps et d’ailleurs, lui seul peut l’être.
En sciences du numérique en effet, les résultats de recherche sont des algorithmes, du code, du hardware encore peu aboutis et que seuls leurs concepteurs comprennent. Pour autant ils sont le tangible d’un nouveau possible ouvert par le travail des chercheurs – en avance sur le marché, aux contours encore confus, premier pas vers ce qui un jour pourra devenir un produit commercialisé.
Il reste encore pour cela deux actes créatifs forts à réaliser - concevoir le produit, faire émerger la startup, vecteur d’accès au marché, et son ambition. Et il s’agit bien de création, rien ne se déduit car avec une même technologie plusieurs produits, domaines d’activité et trajectoires de startups sont possibles.
Le chemin pour les faire : ouverture, développement du produit en fonction de besoins identifiés, réalisation de code ad hoc et donc évolution de la technologie, entre autres. Le concepteur de la technologie est au cœur de cette exploration car lui seul sait l’utiliser, en connaît les possibles et les limites et peut en parler de manière convaincante. Et surtout lui seul le veut intensément.
C’est ainsi que se sont développées des dizaines de startups deeptech numériques depuis la pionnière Ilog en 1987. Peu connues du grand public, elles ont souvent rejoint après quelques années de plus grandes entreprises fertilisant ainsi le renouveau de ces dernières.
Et de parier, au-delà de la science, sur des personnes et leurs désirs
Les clichés oublient l’essentiel : l’entrepreneuriat, comme la science, est avant tout une affaire de désir. Celui qui permet de se mettre en déséquilibre, de s’engager sur des voies ardues et de guider la recherche du chemin dans l’inconnu. D’accepter aussi de s’ouvrir à de nouvelles disciplines. Et d’apprendre - après tout, les concepts du marketing sont plus simples que ceux de la théorie des graphes !
Alors oui, nous sommes au temps du " et " qui efface les étiquettes : scientifique et entrepreneur, explorateur du premier temps et peut-être même du suivant. La force nécessaire à la création est bien celle d’une équipe maîtrisant sa technologie, portée par un désir entrepreneurial qui l’amènera aussi à s’ouvrir à d’autres pour pouvoir construire.
Pas de profil type, juste des personnes riches de compétences, intensément embarquées dans leur projet et qui croient en leur avenir. Il nous reste alors à leur faire confiance et à créer un environnement qui les épaule. Et c’est mon métier d’aujourd’hui.