Comment bâtir un nouveau modèle alliant économie, environnement et enjeux sociaux ? Selon Christopher Guérin, les crises - climat, inflation, pandémie, instabilité géopolitique, gestion des ressources - se superposent au lieu de se succéder. Pour y faire face, il a imaginé et testé une approche de la rentabilité par la sobriété en conciliant croissance, environnement et social pour assurer les profits. Ce modèle, E3, pour Économie, Environnement et Engagement, donne une note d’espoir pour faire (enfin) converger ces trois piliers.
Permacrise & anti-fragilité : un nouveau paradigme à appréhender
Nous voilà dans l’ère de la permacrise : alors qu’avant les crises se succédaient, aujourd’hui, les crises s’empilent. De quoi poser le décor et les enjeux qui en découlent : face à cette nouvelle complexité, les organisations doivent apprendre à affronter, non plus les méga tendances du monde, mais les : "méga risques, car nos entreprises doivent être résilientes non seulement en étant capables d’absorber les chocs, mais également en étant capables de [...] transformer chaque crise en opportunité de s’améliorer", explique Christopher Guérin.
C’est en partant de ce constat que le dirigeant du groupe Nexans a imaginé, avec ses équipes, un nouveau modèle plus responsable et anti-fragile. Comment construire une approche économique et sociale qui soit plus cohérente et plus sobre ? Comment faire pivoter toute une organisation vers ce nouveau maillage éco-socio-écologique, à l’orthogonal de l'inconscient économique collectif ?
E3 : un modèle audacieux pour concilier économie, engagement et environnement
Christopher Guérin exhorte les équipes dirigeantes à revoir leur gestion de la complexité : il faut fuir la simplification qui se traduit souvent, dans les stratégies et le management, par une vision trop linéaire : "Nous sommes tous bloqués dans la linéarité de nos schémas de pensée, dans le but de fuir l’incertitude." Il est temps, pour l’auteur, de devenir des "dirigeants-architectes", capables de bâtir un modèle d’entreprise sur un temps long, de "réconcilier l'irréconciliable " et de s’extraire du carcan du "management conventionnel". Un challenge de taille de Nexans avec l’approche E3 : "Économie, environnement et Engagement. En décloisonnant ces 3 notions pour les faire converger, l'E3 démontre comment la sobriété peut être un moteur puissant de la performance, sans croissance volumique ni plan social. Il permet de concilier des injonctions paradoxales, croissance, environnement, social, pour assurer les profits et le bien commun."
Concrètement ? Quatre défis majeurs ont été recensés au sein du Groupe, suivis de réponses formulées collaborativement afin de donner des lignes directrices :
- Face aux mandats contradictoires entre l’économie, l’écologie et le social, Nexans a opté pour une combinaison intelligente entre le temps court et le temps long,
- Alors qu’il est urgent de s’extraire de la pensée à ressources infinies, il faut imposer des contraintes dans la gestion de l’entreprise,
- Quant au sujet de la complexité, à l’échelle de l’entreprise, l’enjeu est de promouvoir une vision systémique en levant les silos,
- désengagement des collaborateurs impose de réinventer un imaginaire collectif qui donne du sens à l’activité individuelle.
Pivoter vers la sobriété grâce à une nouvelle matrice de pilotage
Selon l’auteur, pour insuffler un changement profond et pérenne, il ne faut plus penser " compétitivité " mais " écosystème et ancrage territorial ", ou encore ne plus privilégier la " croissance volumique " mais la " croissance regenerative par la valeur et la réutilisation des déchets ". Comment traduire ces ambitions en termes de pilotage au sein des usines, dans la relation avec les clients, dans les choix d’approvisionnement et auprès des collaborateurs ? Par la mise en place d’une nouvelle matrice de pilotage :
"Nous ne calculons plus seulement le ROCE (retour sur le capital employé) pour la partie économique. [...] Notre matrice, c’est le ROCE au cube, qui mesure le retour sur le capital employé bien entendu, mais aussi le retour sur le carbone employé et le retour sur la compétence engagée", souligne Christopher Guérin dans l’ouvrage. Le premier englobe les indicateurs financiers en faisant le choix de ne plus se focaliser sur le chiffre d’affaires mais sur la valeur générée (innovation, compétitivité, etc.). Le deuxième prend en compte le prix interne du carbone, client par client, mais aussi unité par unité. Le troisième met au cœur de la stratégie le taux d’engagement des salariés.
En fonction de ses résultats, chaque unité reçoit un indice de compatibilité permettant de se positionner entre "sa zone de force" et "sa zone de retrait". Ce pilotage irrigue également la stratégie de rémunération : tous les managers du Groupe, du Comex aux usines, sont intéressés sur l’indicateur E3.
SHIFT : un programme de transformation contre-intuitif ?
Pour mener Nexans vers la sobriété énergétique, Christopher Guérin a mis en place le programme de transformation SHIFT : "Un travail de fond de rééquilibrage de notre portefeuille clients et produits, dont l’indicateur de performance n’est pas le toujours “plus” : plus de volume, plus de clients et de produits… Au contraire, le programme s’appuie sur la notion de sobriété économique : quels sont les clients les plus attractifs pour notre vision long terme ? De même pour les produits." Résultats ? Le chiffre d’affaires de Nexans était de 7 milliards d'euros en 2019, avec 17.000 clients et 300.000 références produits. Désormais, il compte 4.000 clients, qui à eux seuls, permettent d’atteindre ce même chiffre d’affaires (2022), tout en ayant diminué de 30 % le nombre de produits manufacturés avec une réduction de l’empreinte carbone. Un travail similaire a été mené sur les produits afin de réduire la complexité et de mutualiser la production.
Des résultats étonnants… doublé d’un pied de nez à la doxa économique
Lors d’une conférence sur le thème de la décroissance, Christopher Guérin résume très bien la quadrature des entreprises aujourd’hui : "Il faut proposer des modèles qui entrent dans la logique financière et qui permettent de continuer à faire des profits, tout en ayant une logique de renoncement et de décroissance." Ce pari semble fonctionner pour Nexans : en quatre ans, le Groupe a quadruplé sa capitalisation boursière et a multiplié par deux sa rentabilité, sans s'appuyer sur la croissance volumique ni plan social, tout en réduisant son empreinte carbone de -28 %. Il a généré en 4 ans plus d’un milliard d’euros de cash-flow libre disponible, soit le double des périodes passées. De même, le travail de classification de sa clientèle a permis à l’entreprise de passer les retours du capitaux employés de 9 à 29 %.
Ces résultats exceptionnels s’appuient également sur l’approche de l’économie regénérative. Les engagements de Nexans ? Justifier de ses fournisseurs, œuvrer pour l'upcycling ou encore appliquer à ses modes de production la logique suivante : "nos déchets d’aujourd’hui sont nos profits de demain."
Ambitions et perspectives
En interne, la réussite du modèle doit encore s’inscrire dans le temps. Pour cela, le Groupe a mené un travail collectif et collaboratif sur son histoire, sa raison d’être ou encore ses valeurs. Également, des actions en faveur de l’engagement, notamment des jeunes générations, sont menées car ce sont elles qui porteront les ambitions du modèle.
Maintenant, E3 est-il transposable ? Christopher Guérin le qualifie de : "modèle universel pouvant s’appliquer à de nombreux secteurs." Pour aller dans ce sens, construire des outils dépliables et faciliter l’approche pédagogique, Nexans s’est associé à HEC au sein de la Chaire Climat. La révolution de la pensée économique par l'éducation : un incontournable pour transformer les futures générations de dirigeants.