Entre les doudounes sans manches, les success stories comme le slip chinois et les mille et une expressions oiseuses, la grande comédie du travail y est décortiquée. Entretien sur sa vision de la dérive bullshit avec quelques recommandations pour survivre dans l’univers tech… avec ou sans haïkus.
Le terme bullshit a été popularisé par le livre de l’anthropologue David Graeber, " Bullshit jobs ", publié en 2018. Sa définition est-elle toujours d’actualité en 2023 ?
Le bullshit, c’est un peu l’art de faire de la mousse sans savon, ou de manipuler des concepts fumeux à longueur de journée, que l’on soit au travail ou non. En d’autres termes, c’est une extraordinaire capacité à donner une valeur supérieure aux choses, bien au-delà de leur valeur intrinsèque.
Depuis 2018, il y a eu un court espoir avec l’épisode Covid-19 : quelques remises en questions ont laissé espérer que l’on arrête de se focaliser sur des concepts absurdes. Malheureusement, l’inverse semble s’être produit : la distance imposée par le télétravail a encouragé, voire exacerbé, cette conceptualisation. En effet, moins les relations sont réelles, plus une forme d’abstraction naît dans les échanges. Dans cette configuration virtuelle, le bullshit s’entretient et s’auto-alimente.
Maddyness : La quête de Jean-Bill Duval, ton personnage dans le livre, est de faire du bullshit une culture, voire une civilisation. Que veux-tu dire ?
Karim Duval : Le bullshit est devenu une façon d’être avec ses propres codes sociaux et des signes de distinction sociale. Par exemple - je le caricature dans le livre - le fait de mimer les guillemets au bon moment, d’utiliser l'adverbe "potentiellement" à tour de bras ou de porter une doudoune sans manche (et je coche toutes ces cases!). En utilisant un langage complexe en apparence et certaines postures, le bullshit exclut une frange de la population - et grand bien lui fasse - celle qui ne dispose pas forcément d’un bagage académique ou professionnel pour le décoder. Ceci crée une culture virtuelle dans notre culture, ce qui alimente la fracture sociale déjà existante.
M : Tes personnages sont souvent issus des cabinets de conseil ou des startups : ces univers sont-ils plus propices au bullshit ?
K.D : Le bullshit touche tous les domaines : la culture sévit dès lors que l’on s’éloigne du métier source et que l’on commence à s’engluer dans les concepts, peu importe le secteur : quand le travail d’enrobage dépasse le métier originel (mutuelle, textile…), c’est là que naît et que s'entretient le bullshit ! Certaines startups (pas toutes) y adhèrent, surtout celles qui sont peu disruptives : grâce à la culture bullshit, elles se disent innovantes en abusant d’un langage surfait et des codes. Revenons à la réalité : il faut sortir de l’image d’Épinal qui est entretenue autour des success stories. Dans le livre, il y a tout un chapitre où je tourne en dérision le mythe du succès de la startup nation.
M : N’y a-t-il pas un certain rejet du bullshit, notamment avec les questionnements sur le sens professionnel ou l’envie de retourner à plus de concret ?
K.D : Effectivement, beaucoup de gens ont pris conscience que leur activité était un peu bullshit. C’est lié à l’absurdité globale du travail : nous avons tous, ou presque, l’impression de participer à un système qui dissone avec nos aspirations personnelles. C’est compliqué de se sentir à notre place. Mais de là à dire que l’on vit un tournant, je ne sais. Je lisais récemment que le franglais était déjà en train de se ringardiser, tout comme les intitulés de poste, tels que les fameux chief marketing officer ou le chief operation officer… Il se sont tellement démocratisés - jusque dans les PME - que de nouvelles formes de langages conceptuels commencent à émerger, toujours dans le souci de se distinguer. Et c’est sans fin.
M : Quels dangers vois-tu dans cette culture bullshit ?
K.D : Le vide de sens et les abus peuvent être plus facilement édulcorés par la maîtrise des éléments de langage. Le vernis bullshit peut donc être délétère car l’anglicisme rend parfois plus légers, voire fun, des sujets graves. On infantilise des choses qui sont lourdes de conséquences grâce à une façon cool de les présenter. Or, ça masque parfois une réalité plus sombre et de nombreuses souffrances. Puis, comme je le disais, en excluant délibérément une partie de la population, le bullshit entretient l’entre-soi.
M : As-tu des conseils pour se libérer du bullshit ? Faudrait-il donner ton livre dans toutes les startups lors de l’onboarding par exemple ?
K.D : Pas sûr que ça marche ! Les gens ne s'identifient pas totalement à la caricature... et ignorent le bullshiter qui dort en eux ! Il faudrait s’extraire des codes imposés et de la volonté de s’y conformer. La première chose à faire : se questionner. Pourquoi créer cette entreprise ? Qu'apporte-t-elle à la société ? Par exemple : est-il vraiment utile d’avoir un animal de compagnie dans le Métaverse (d’ailleurs, est-il utile d'avoir un Métaverse ! ) ou de créer une énième application dans la vie des individus ?
Les créateurs de startups sont généralement des personnes brillantes : pourquoi ne pas mettre à profit cette intelligence et investir sur des métiers en tension autour de la santé ou de l’éducation. Attention, je sais que ce n’est pas simple : quand les ingénieurs sortent de l'école et entrent sur le marché du travail, ils vivent une grande désillusion.
Les théorèmes et les équations disparaissent vite dans certains métiers, donc ils se réfugient dans l’univers tech ou l’IA. C’est une sorte d’échappatoire pour pouvoir s’épanouir cognitivement. Or, c’est une fausse route qui dérive souvent vers l’univers bullshit.