L’idée de lancer cette plateforme, la journaliste Sarah Dumont l’a eu suite à un constat : bien qu’universellement partagée, la mort demeure l’objet d’un tabou qui peut parfois renforcer la douleur et la solitude des personnes qui y sont confrontées.
Elle observe : " Lorsque j’étais journaliste, je traitais principalement des sujets de société plutôt lourds, et notamment sur la mort. Je me suis battue pour en parler le plus possible. Très souvent on me répondait que c’était glauque et triste. ".
Réinviter la mort dans nos vies
À la mort de son père en 2012, elle décide de faire appel à une entreprise de pompes funèbres qui propose des obsèques “originales”. La cérémonie a lieu à la Bellevilloise, un centre culturel à Paris, le cercueil est sur une estrade et chaque hommage vivement applaudi par l’assemblée. Elle se souvient : " Cela a permis de vivre les choses avec une énergie différente, de se sentir plus libre. En s’affranchissant de ce que traditionnellement on propose pour les enterrements, nous avons eu le sentiment de lui rendre un hommage conforme à qui il était. ". Cet événement précipite le lancement d’Happy End : " C’est là que j’ai réalisé à quel point c’était important de faire les choses comme on le sent, comme on en a envie. ".
Le premier site web dédié à la mort
Sarah Dumont quitte Prisma Media, le groupe de presse pour lequel elle travaille depuis quinze ans, et se lance dans la création du premier site web exclusivement dédié à la mort. D’abord pensé comme un média, Happy End est le premier site d’information spécialisé sur le sujet en France. C’est à ce moment qu’elle prend la mesure du tabou qui entoure le sujet : " Je me suis rendue compte que ce moment de vie est un des seuls moments qu’on va tous vivre en commun. Et pourtant, il n’y avait aucun site d’information sur le sujet. ".
Selon elle, il existe notamment un vide autour du sujet de la cérémonie funéraire qu’elle attribue à la perte des rites religieux dans l’organisation des obsèques. Ce qu’observe la fondatrice d’Happy End, c’est qu’aujourd’hui " on fait face à un vide symbolique quand on n’a plus de repères religieux ". En 2023, près d’un tiers des français choisissent des obsèques avec une cérémonie civile et non religieuse. Or, elle estime que la perte des rites dans l’organisation du deuil laisse alors un vide puisqu’elle n’est comblée par rien d’autre pour recréer un sens symbolique. Le recul du fait religieux sur l’organisation de la vie en société a laissé un trou béant dans le traitement de la mort, un vide symbolique et existentiel.
À cela s’ajoute une forme de tabou lié à l’absence de la mort dans le paysage de la vie intime. En effet, dans nos sociétés contemporaines, les progrès médicaux ont permis de raréfier la mortalité dans l’espace public et de la reléguer le plus souvent au cadre de l’hôpital. En deux mots : la mort ne fait plus partie de la vie.
Selon la fondatrice : " Aujourd’hui 85 % des personnes meurent à l’hôpital alors que 75 % de la population souhaiterait mourir chez soi. ". La mort s’est éloignée de la sphère intime et les rites funéraires également. Sarah Dumont observe : " il n’y a plus de veillées funèbres ni cortèges funèbres dans les villages. On ne porte plus le deuil. Si on la voit autant à la télé ou dans les séries, de façon très banalisée, la mort l’est beaucoup moins dans la vie intime. ". Au fil du temps, le mode d’emploi pour accompagner les morts et les endeuillés s’est perdu. Alors, comment mieux vivre le drame d’un décès ?
Briser le tabou pour regarder la mort en face
Pour briser le tabou, la fondatrice fait le choix de l’optimisme. Elle souhaite parler de la mort avec plus de légèreté. Elle précise : " Le nom fait partie de la démarche. Pour moi il était primordial d’en parler de façon naturelle. ". Sur le site, le sujet est abordé avec fraîcheur, sans langue de bois. " Le site est pensé pour être en totale rupture avec les codes qu’on associe généralement à la mort. ", avance Sarah Dumont. Son pari : dédramatiser le sujet pour aider les gens à s’ouvrir. " C’est comme ça que j’ai choisi d’entrer dans le sujet : sans m’excuser d’en parler pour relativiser les conversations autour de la mort. ".
La ligne éditoriale du média se concentre sur trois étapes du deuil :
- " Avant " : se préparer au deuil ;
- " Pendant ": organiser les obsèques notamment vis-à-vis de l’évolution des rites
- " Après " : faire son deuil.
Dans cette démarche, elle fait le choix de laisser une place importante aux témoignages. Il y a par exemple des parents qui racontent la mort d’un enfant, des orphelins qui racontent une vie de deuil… La plateforme est alors un lieu d’informations, de témoignages comme de parcours de vie.
La mise en place d’un annuaire et l’entrée dans la deathtech
En 2020 Sarah Dumont décide de donner un nouvel élan à Happy End. La structure passe d’un statut associatif à une société en devenant un annuaire de professionnels spécialisés dans l’accompagnement de la mort. Parmi eux, on peut notamment retrouver des “doulas de fin de vie”: des accompagnants dans la mort d’un point de vue logistique comme émotionnel, des “death cleaner”, qui aident à vider la maison après la mort, des biographes de particuliers, des artisans funéraires… Sont également référencés toutes les associations spécialisées dans l’accompagnement du deuil en France et les thérapeutes ou coach spécialistes du deuil. Soit près de 750 professionnels. Jusqu’ici, le site fonctionnait par adhésion et permettait de donner de la visibilité à ces professions encore méconnues du grand public. Un pari réussi puisqu’en 2023, la plateforme compte pas moins de 350.000 visites sur le site par mois.
En 2023, l’entreprise se transforme et évolue vers une offre davantage “servicielle”. Si elle garde le média, la plateforme propose désormais trois parcours en fonction des problématiques, recherches et besoins des internautes.
“J’anticipe mon départ” : pour aider les personnes à franchir un pas en maîtrisant leurs volontés funéraires, une étape souvent trop peu anticipée. " Nous leur expliquons à quel point cette démarche est importante pour leurs proches. Pour leur faire ce cadeau de ne pas se poser de questions au moment des obsèques, de ne pas entraîner de conflits de famille. ".
“Je prépare des obsèques” : donner des informations pratiques en fonction du type d’obsèques, de qui on enterre/crématise, des ressources comme des textes d’adieux, des chansons.
“Je vis un deuil” : chaque deuil est différent, la plateforme s’attache donc à proposer un accompagnement personnalisé en fonction de chaque situation. " Une mère qui a perdu son nourrisson n’aura pas les mêmes informations qu’un Monsieur qui a perdu son chien. ".
Chaque utilisateur a donc accès à travers son espace personnel aux informations pertinentes relatives à sa situation. " Chez Happy End nous sommes persuadés que le deuil n’est pas un moment de vie qu’il faut vivre seul. ", souligne la fondatrice. La plateforme a fait le choix d’une offre digitale accessible à tous, mais celle-ci est accompagnée, selon les parcours (notamment de l’anticipation des obsèques et du deuil) par des propositions de rencontres physiques ou en visioconférence pour permettre à chacun de poser ses questions.
Happy End va même jusqu'à proposer des évènements portés par l’association : “Les apéros de la mort” ou “Petites veuveries entre amies” : des moments de rencontre au café ou en visioconférence pour parler librement de la mort et du deuil.
La mort a-t-elle de l’avenir ?
À l’avenir, la plateforme qui compte aujourd’hui trois salariés, à l’ambition de nouer davantage de partenariats avec des mutuelles, des assurances, des courtiers et des grandes entreprises pour proposer à leurs clients/adhérents/salariés de les accompagner au mieux dans leurs démarches liées à la mort. "Nous voulons leur donner des ressources ainsi que la possibilité de participer à des événements gratuits.", souligne Sarah Dumont. Elle évoque notamment l’implémentation de conférences sur le thème de la mort dans les parcours des mutuelles.
Si la fondatrice s’est d’abord confrontée à un tabou lors du lancement de son activité en 2018, celle-ci reconnaît une grande évolution dans la prise de conscience sur les sujets du deuil. Elle évoque notamment la crise du Covid comme catalyseur d’une nécessité de retrouver des rites dont les endeuillés avaient été privés à ce moment-là. Ce changement de mentalité, Sarah Dumont peut l’observer aussi bien par la fréquentation grandissante de la plateforme (pas moins de 350.000 visites par mois) mais aussi sur les réseaux sociaux, important levier pour briser le tabou. Le compte TikTok d’Happy End dénombre notamment 50.000 abonnés. Une belle réussite pour un sujet si difficile à aborder !